
Terrence Malick
Moins d’une dizaine de films en plus de quarante ans de carrière, un hiatus de vingt ans entre Days of Heaven (1978) et The Thin Red Line (1998), trois interviews accordées, des films teintés de philosophie transcendantaliste et heideggérienne, une absence totale de la scène médiatique, autant d’éléments qui concourent à faire de Terrence Malick un cinéaste aussi rare que mystérieux. Celui qu’on a souvent comparé à Stanley Kubrick n’a d’ailleurs laissé échapper que très peu d’informations le concernant. Pourtant, nombre de fragments biographiques, quelquefois contradictoires, ont été rapportés par ses plus proches collaborateurs et permettent d’esquisser les grandes lignes d’existence du réalisateur de The Tree of Life. Tentative de synthèse biographique.
De la philosophie au cinéma, en passant par le journalisme
La naissance de celui que beaucoup de critiques considèrent comme le cinéaste du « retour aux origines » [1] (retour aux temps de l’enfance, aux fondements de la nation américaine, aux origines du monde et à l’énigme de sa création) est un mystère. Personne ne semble savoir, ni même parvenir à savoir, où est né le réalisateur de The Tree of Life. Terrence « Terry » Frederick Malick est en effet venu au monde, soit à Ottawa (Illinois), soit à Waco (Texas) [2], le 30 novembre 1943 d’un père géologue, Emil A. Malick (1917-9 février 2013), et d’une mère, Irène (née Thompson, 16 avril 1912-2011), qui a grandi dans une ferme près de Chicago. Le mystère de son origine ne signifie pas pour autant le mystère de ses origines. Ses grands-parents paternels, Nanajan et Avimelk (Abvimalek) Malick, sont des assyriens libanais de confession chrétienne qui ont émigré aux Etats-Unis d’Ourmia (Iran) le 17 janvier 1917 pour fuir les massacres commis par l’Empire Ottoman à l’encontre de la population assyrienne. Terrence est le fils aîné d’une fratrie de trois enfants, entièrement masculine, une triade fraternelle qui n’est pas sans rappeler celle de la famille O’Brien dans The Tree of Life. Lawrence « Larry » et Chris (né le 6 juin 1948), ses deux jeunes frères, sont tous les deux musiciens. Larry joue de la basse et de la guitare flamenco, Chris pratique, quant à lui, le piano et l’orgue. Parti étudié en Espagne aux côtés du virtuose de guitare Andrés Segovia Torres, Larry se suicide en 1968 après s’être volontairement cassé les deux mains. Une mort qui fait une nouvelle fois écho à The Tree of Life dans lequel M. et Mme O’Brien (Brad Pitt et Jessica Chastain) sont confrontés dès les premières minutes du film à la mort de l’un de leurs fils.
Avec Chris et Larry, Terrence grandit dans les villes texanes de Waco et Austin. Il est élève au St. Stephen’s Episcopal school, un lycée épiscopalien situé à Austin, puis déménage dans l’Oklahoma où son père doit se rendre pour travailler au sein de la compagnie pétrolière Phillips Petroleum. Sa scolarité terminée, il entre à l’université de Harvard. Il y étudie la philosophie et est amené à suivre les cours de Stanley Cavell, un philosophe américain, aujourd’hui professeur émérite, spécialiste de la pensée des transcendantalistes américains Ralph Waldo Emerson et Henry David Thoreau [3]. Sa première thèse, soutenue en 1965, porte sur le concept d’ « horizon » chez Martin Heidegger et Edmund Husserl, deux philosophes phénoménologues contemporains allemands [4]. Malick bénéficie ensuite de la prestigieuse bourse Rhodes pour partir étudier au Magdalen College, l’un des plus illustres collèges de l’université d’Oxford (Angleterre) où ont notamment fait leurs classes Erwin Schrödinger et Oscar Wilde. Suite à des différends avec son directeur de recherche Gilbert Ryle, il ne soutient pas sa seconde thèse qui porte sur le concept de « monde » dans la philosophie de Søren Kierkegaard, Martin Heidegger et Ludwig Wittgenstein.

« Note liminaire du traducteur » de Terrence Malick, in « The Essence of Reasons » de Martin Heidegger
Ses études de philosophie terminées/interrompues, il quitte l’Angleterre et intègre l’hebdomadaire The New Yorker (il travaille également pour Life et Newsweek). Ce travail de reporter le conduit à partir pendant six mois en Bolivie pour rendre compte du procès de Régis Debray [5] et de l’assassinat de Che Guevara. Étrangement, Malick ne publie rien concernant cette affaire mais continue de collaborer avec le New Yorker où il est amené à écrire des papiers sur les morts de Martin Luther King et de Robert Kennedy. De retour aux Etats-Unis en 1968, il est recruté par le prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT) et débute, en remplacement de Hubert Dreyfus parti en congé d’études en France, une carrière d’enseignant de philosophie qui l’amène à publier un an plus tard une traduction [6] de Von Wesen des Grundes (The Essence of Reasons, Le Principe de Raison, 1929) de Martin Heidegger. Cette expérience sera pourtant de courte durée puisque, n’ayant pas pris goût à l’enseignement, il décide de se tourner vers le cinéma. Il intègre le « Center For Advanced Film and Television Studies » de l’American Film Institute (AFI), qui vient tout juste d’ouvrir ses portes, où il côtoie notamment David Lynch et George Stevens Jr, l’un des futurs producteurs de La Ligne rouge. Là, il y écrit, produit et réalise son premier, et seul, court-métrage, Lanton Mills (1969), dans lequel il joue aux côtés de Harry Dean Stanton et de Warren Oates, l’interprète du père de Holly dans La Balade sauvage (1973). Ce film, dont Malick n’a jamais été satisfait, est aujourd’hui uniquement accessible aux étudiants de l’AFI. Il raconte l’histoire de deux cow-boys qui, quittant l’Ouest américain pour le monde moderne, sont amenés à dévaliser une banque.
Au même moment, attendant de pouvoir s’exercer une nouvelle fois à la réalisation, Malick commence à corriger et (ré)écrire des scénarios pour la Warner grâce à un certain Mike Medavoy, qui deviendra par la suite son agent et participera au financement de La Ligne rouge [7] :
« Je me trouvais en 1970 dans le bureau de Monte Hellman, qui préparait Macadam à deux voies. Je vois traîner un synopsis signé d’un certain Terrence Malick. C’était vraiment très bien écrit. Je m’imaginais bien devenir l’agent de ce garçon d’évidence talentueux. […] Terry s’est renseigné sur moi, ce qu’il fait toujours avant de tisser le moindre lien professionnel. Je lui ai trouvé plusieurs jobs de scénariste, […] puis je l’ai aidé à financer son premier film, La Balade sauvage [8]. »
Sa vie est donc rythmée entre ses cours à l’AFI le matin, son travail de script doctor/ghost writer à la Warner l’après-midi. Pendant cette période, il est notamment amené à travailler sur le scénario de Dirty Harry (L’Inspecteur Harry, 1971), un long-métrage que devait initialement diriger Irvin Kershner, le futur réalisateur du second opus de la saga Star Wars L’Empire contre-attaque (1980) et de Robocop 2 (1989), et dans lequel devait jouer Marlon Brando. Au final, c’est Don Siegel, le cultissime réalisateur de L’invasion des profanateurs de sépulture (1956), qui porte le projet à l’écran après en avoir complètement modifié le scénario. Malick travaille également sur le premier long-métrage de Jack Nicholson en tant que réalisateur Drive, he said (Vas-y fonce !, 1971). En 1970, il parvient à vendre son premier scénario original, Deadhead Miles réalisé par Vernon Zimmerman en 1972 et produit par la Paramount. Malheureusement, le film ne fait pas l’objet d’une exploitation en salles et n’est visible que sur les chaînes de la télévision câblée. Le premier succès scénaristique de Malick est Pocket Money (Les Indésirables, 1972) de Stuart Rosenberg. Il s’agit d’un western contemporain qui raconte l’histoire « d’un négociant en bétail embauché pour convoyer un troupeau de bêtes du Mexique aux USA [9] ». A l’instar de Deadhead Miles, Pocket Money est parsemé de séquences méditatives et contemplatives qui sont aujourd’hui l’une des marques esthétiques du réalisateur texan. En 1974, il coécrit sous le pseudonyme de David Withney le scénario de The Gravy Train, l’unique long-métrage du réalisateur de la série télévisée Starky et Hutch.
De Badlands (1973) à Days of Heaven (1978)
Alors qu’il est en deuxième année d’étude à l’AFI, Malick commence l’écriture de son premier long-métrage Badlands (La Balade sauvage). Le film, qui met en scène Martin Sheen et Sissy Spacek, est librement inspiré, dans un lointain écho au film Bonnie and Clyde (1967) d’Arthur Penn (d’ailleurs remercié au générique), de l’histoire vraie de Charles Starkweather et de Caril Ann Fugate, un jeune couple de hors-la-loi qui a défrayé la chronique américaine en 1958 en assassinant onze personnes dont la famille complète de Caril Fugate. Même sa petite sœur, alors âgée de deux ans, n’est pas épargnée par Starkweather (elle est strangulée, surinée et matraquée). Jack Fisk, le directeur artistique du film, aime à rappeler que Caril, condamnée à la prison à perpétuité et libérée sur parole en 1976, a personnellement participé à la création du personnage de Holly. Toutes les grandes lignes de ce fait divers, exception faite des plus sordides, se retrouve dans le film de Malick.
Dans une des rares interviews qu’il a accordé à la presse américaine, Malick est amené à commenter l’attitude des deux protagonistes du film, et plus particulièrement à éclairer la façon dont le spectateur doit saisir les caractères psychologiques des deux protagonistes ainsi que les nombreuses paroles que lance, de façon détachée, Holly en voix over :
« Il y a de l’humour dans le film, à mon avis. Pas des plaisanteries. Cela repose sur l’erreur d’appréciation que commet Holly au sujet de son auditoire, sur ce qui intéressera ces gens ou ce qu’ils seront prêts à croire. (Elle semble parfois considérer son récit comme une séance d’audiovisuel au lycée.) Quand ils traversent les badlands, au lieu de nous raconter ce qui se passe entre elle et Kit, ou rien de ce que nous aimerions ou devrions savoir, elle décrit ce qu’ils ont mangé et quel goût cela avait, comme si nous nous préparions au même voyage et examinions son aventure de cette manière-là. (…)
« Le côté sudiste de Holly est essentiel pour la comprendre. La mort de son père ne la laisse pas indifférente. Elle a peut-être versé des torrents de larmes, mais elle ne veut rien vous en dire. Ce ne serait pas convenable. On doit toujours rester sensible au fait qu’elle ne mentionne pas de grandes parties de son aventure parce qu’elle a un sens aigu, mal placé, des convenances. On peut sûrement se demander comment une personne qui passe par où elle passe peut s’intéresser le moins du monde aux convenances. Mais c’est son cas. Et son genre de clichés n’est pas né dans les magazines à dix sous, comme l’ont suggéré certains critiques. Il est présent en Nancy Drew et Tom Sawyer. Ce n’est pas, voilà ce que j’essaie de dire, le symptôme d’un esprit affaibli, nourri de romans de gare, mais celui de l’ « innocent égaré ». Quand les gens expriment ce qui leur tient le plus à cœur, cela prend souvent la forme de clichés. Cela ne les rend pas risibles ; c’est une sorte de fragilité qu’ils évoquent. Comme si, en s’efforçant d’atteindre ce qu’ils ont de plus personnel, ils ne trouvaient ce qu’ils ont de plus général. (…) Les films cultivent le mythe que la souffrance rend profond. Qu’elle incite à dire des choses profondes. Qu’elle forme le caractère et assainit l’âme. Qu’elle donne des leçons inoubliables. Les gens qui ont souffert promènent dans les films des mines longues et pensives, comme si tout s’était écroulé pas plus tard que la veille. Ce n’est pas le cas dans la vie, pourtant, pas toujours. La souffrance peut faire devenir superficiel et, loin de rendre vulnérable, endurcir. C’est l’effet qu’elle a produit sur Kit.
« Kit ne se voit pas du tout comme un être triste ou pitoyable, mais comme un sujet d’un incroyable intérêt, pour lui-même et pour les générations à venir. Comme Holly, comme un enfant, il ne croit qu’à ce qui se passe au-dedans de lui. La mort, les émotions des autres, les conséquences de ses actes – tout cela est plutôt abstrait pour lui. Il se voit en successeur de James Dean – en « rebelle sans cause » – alors qu’il est plutôt un conservateur à la façon d’Eisenhower. « Prenez en compte l’opinion de la minorité, dit-il pour le magnétophone de l’homme riche, mais essayez de vous accorder avec l’opinion de la majorité dès lors qu’elle est acceptée. » Il ne croit vraiment rien de tout cela, mais il envie les gens qui le font, qui y arrivent. Il veut être comme eux, comme l’homme riche qu’il enferme dans le placard, le seul qu’il ne tue pas, le seul qui suscite sa sympathie, et celui qui a le moins besoin de sympathie. Il n’est pas rare que les gens des bas-fonds soient ceux qui défendent le plus énergiquement les règles qui les ont précipités et maintenus là où ils sont [10]. »
Le budget de production, d’un montant de 350 000 dollars, est réuni par Mike Medavoy, par le frère de Malick, Chris, qui développe une opération de mécénat auprès de son employeur, un industriel travaillant dans le domaine du gaz en Oklahoma, et par Edward R. Pressman, le producteur des deux premiers films de Brian de Palma. Le tournage débute au cours de l’été 1972 dans le sud-est du Colorado et dans le Dakota du sud et dure seize semaines. Déjà, la méthode improvisée et intuitive de Malick prévaut puisque, outre le fait de modifier incessamment le planning de tournage et de tourner sans autorisation dans des décors naturels, Malick n’hésite pas à interrompre ses prises pour saisir sur le vif des scènes de nature (vol d’oiseaux, etc.). Cette méthode de travail ne plaît pas à tous les collaborateurs du film et certains vont même jusqu’à donner leur démission… David Handelman, journaliste et auteur d’un article intitulé « Absence de Malick » (1985), donne quelques indications concernant le tournage de Badlands :
« Ses producteurs ignoraient quand il finirait son film. Il travaillait sans salaire ; ses comédiens et son équipe pour une somme symbolique. Tout le monde a fini par passer devant la caméra, y compris Malick en personne. Mécontent de son directeur de la photo, Brian Probyn, il a fini par le virer. L’assistant de Probyn, Tak Fujimoto, a pris la suite, avant de jeter l’éponge. Le responsable des effets spéciaux a été grièvement blessé lors du tournage de la séquence de l’incendie du début du film. N’ayant pas les moyens d’affréter un hélicoptère, Malick l’a emmené à l’hôpital en voiture, à la grande fureur de l’équipe qui s’est mise en grève. Les dernières semaines de tournage, l’équipe se réduisait à Malick, sa femme et un élève d’un lycée du coin [11]. »
Le film est présenté en clôture du Festival de New York le 13 octobre 1973 et y est unanimement salué comme un chef-d’œuvre. Badlands fait ensuite l’objet d’une exploitation partielle et limitée sur le sol américain puisqu’il n’est diffusé au cours de l’année 1974 qu’à New-York et de Los Angeles. Sélectionné en compétition officielle au Festival international du film de Saint-Sébastien la même année, il repart avec la « Coquille d’or », c’est-à-dire le prix du meilleur film. Martin Sheen, y est également consacré puisqu’il reçoit le prix du meilleur acteur. En France, le film ne sort sur les écrans qu’en juin 1975.
En 1978, le second film de réalisateur texan, Days of Heaven (Les Moissons du ciel) sort en salles. Il met en scène Richard Gere, Sam Shepard et Brooke Adams, et narre l’histoire de Bill, ouvrier dans une aciérie, qui, après avoir tué son supérieur hiérarchique, fuit Chicago en compagnie de sa petite amie Abby et de sa sœur Linda pour partir faire les moissons au Texas. D’un budget de trois millions de dollars, le film a nécessité près de deux ans de montage, un perfectionnisme dont Malick ne se départira jamais. Pour le rôle principal du film, Malick avait initialement pensé à John Travolta mais, en raison de la participation de l’acteur à la série télévisée Welcome Back, Kotter dans lequel ce dernier tient le rôle vedette, le producteur n’a pas voulu le libérer. Une décision qui, aux dires de Travolta, conduisit Malick à vouloir arrêter le cinéma. Comme l’a expliqué Malick lui-même dans une interview accordée à Yvonne Baby pour Le Monde, le film devait être tourné aux Etats-Unis mais, pour des raisons de retard de production, a été réalisé en Alberta, au Canada, sur les terres des Hutterites, une communauté religieuse anabaptiste : « Les Hutterites savaient faire sur leur terre le travail agricole tel qu’on le faisait autrefois, et ils possédaient encore ces grands champs ouverts qui n’existent presque plus aux États-Unis, aujourd’hui cassés en parcelles [12] ». A noter que le film possède une sorte de dimension autobiographique avouée ou, pour reprendre les mots de Malick, « un lien naturel » :
« Quand j’étais jeune, j’ai moissonné avec ces ouvriers saisonniers qui montaient ensuite dans leurs camions pour reprendre la route vers le Nord. Ma mère avait été élevée dans une ferme, j’ai donc avec Days of Heaven un lien naturel.[…] C’étaient pour la plupart des petits criminels qui travaillaient dans des fermes entre quatre et six mois, puis s’en allaient à Phoenix (Arizona) ou à Las Vegas afin de jouer le reste de l’année. Comme ceux du film, ces gens n’étaient pas des hommes de la terre, mais des citadins qui avaient délaissé leur ville, leur usine.
« Plutôt que petits criminels, ce serait plus juste de dire qu’ils vivaient à la limite du crime nourris d’espoirs qui leur échappaient. À l’époque du film, les saisonniers détestaient leur travail et les fermiers n’avaient pas confiance en eux. Ils ne pouvaient pas toucher au matériel : si quelque chose se cassait, ils devaient le signaler en levant leur chapeau sur un bâton. Pour se distinguer, ils mettaient toujours leurs plus beaux vêtements, je l’avais remarqué moi-même lorsque j’étais adolescent. Aux fermiers, ils apportaient – et c’est encore vrai – leur goût des régions lointaines, des horizons nouveaux. Et les fermiers s’asseyaient pour écouter – charmés – l’histoire de ces ouvriers.
« Déjà les fermiers n’étaient presque plus que des hommes d’affaires et ils éprouvaient de la nostalgie pour ces jours d’antan où eux-mêmes s’occupaient des richesses de la terre. Ouvriers et fermiers incarnaient des peuples dont les espoirs étaient en train de périr, et, les uns autant que les autres, dans l’opulence ou la misère, tous étaient pleins des désirs, des songes, des appétits qui, je l’espère, imprègnent le film. Pour ces gens, le bonheur arrive et repart – il n’y a que des moments. Pourquoi ? Ils l’ignorent, de même qu’ils ne savent pas de quoi ce bonheur est fait. S’ils voient devant eux la prochaine saison, le prochain champ, ils n’ont pas le sentiment de pouvoir construire une vie [13]. »
Esthétiquement, les Moissons du ciel s’inspire beaucoup des peintures de Johannes Vermeer (La Laitière, 1657-1658), Andrew Wyeth (Christina’s world, 1948) et d’Edward Hopper (House by the Railroad, 1925). Avec Néstor Almendros, son chef opérateur, Malick fait le choix de tourner les extérieurs exclusivement en lumière naturelle pendant « l’heure bleue » qu’Almendros définit ainsi : « C’est le moment où le soleil vient juste de se coucher, et alors qu’il ne fait pas encore nuit. Le ciel est lumineux, mais il n’y a pas de soleil à proprement parler. La lumière est très douce, elle a quelque chose de magique [14] ». Tourner dans de telles conditions de lumière est lourd de contraintes techniques pour l’équipe du film puisque, comme l’explique le directeur de la photographie, cette heure crépusculaire « ne dure pas une heure, mais plutôt 25 minutes, dans le meilleur des cas [15] ». En conséquence, le délai de tournage du film s’allonge considérablement et explose le budget de production du film. En ce qui concerne les intérieurs, Malick et Almendros ont également fait le choix de tourner exclusivement en lumière naturelle : « Lorsque nous filmions en intérieur pendant la journée, nous faisions rester les gens près des fenêtres. C’est la technique de Vermeer que j’avais déjà utilisée dans La Marquise d’O [d’Eric Rohmer, 1976] cela veut dire qu’il y a une fenêtre près de la personne, comme dans La dentellière de Vermeer, et qu’on laisse la lumière naturelle entrer par la fenêtre et éclairer la personne sans aucun artifice [16] ».
Nombre de commentateurs s’accordent à dire que l’intrigue sommaire du film apparaît secondaire au vu de la pléthore de plans qui donnent à voir/contempler des éléments naturels – végétaux et animaux – dont la présence est entièrement étrangère à l’action. A l’instar de Badlands, le film laisse une place importante à des mondes non-humains.
A sa sortie, le film est un échec commercial puisqu’il ne rapporte que 3,5 millions de dollars au box-office, soit à peine plus que son budget de production. Malgré cet insuccès public, le film est couronné de l’Oscar de la meilleure photographie en 1979. La même année, il décroche le Prix de la mise en scène (l’équivalent du Prix du meilleur réalisateur) au 32ème festival de Cannes en 1979. Gilles Jacob, nommé délégué général du Festival de Cannes en 1978, raconte la difficulté qu’il a eu à convaincre Malick de le laisser sélectionner le film à Cannes :
« Alors que j’étais à Los Angeles, en 1978, j’ai appris qu’une projection des Moissons du ciel était organisée dans une salle privée. J’y suis allé et je suis tombé amoureux du film. Dans l’avion qui me ramenait à Paris, j’ai écrit un télex au patron de la Paramount, Barry Diller, pour le convaincre d’inclure le film dans la sélection du Festival. Sa réponse m’a semblé négative. Je lui ai alors suggéré de me donner le film pour l’année suivante. J’ai eu Malick au téléphone, il était d’une timidité maladive. Il se protégeait énormément. Mais je n’ai pas lâché. J’ai fini par avoir le film en 1979. Il a remporté le Prix de la mise en scène [17]. »
A noter que le thème musical principal du film n’est autre que le fameux septième mouvement, intitulé « Aquarium », du Carnaval des animaux (1886) de Camille de Saint-Saëns, un motif musical aujourd’hui connu pour être diffusé avant chaque projection de film au Festival de Cannes. A suivre…
Yoann Hervey
[1] On pourra se reporter à l’article de Michaël Delavaud, « j’ai vu un autre monde », paru dans la revue Eclipses, « Terrence Malick. Nature et Culture », n° 54, Caen, 2014 (ISSN n° 1279-6395).
[2] Une information que semble pourtant démentir Malick lui-même puisque, dans l’une des rares interviews qu’il a accordé à la presse française, il affirme qu’il est né dans l’Illinois. cf. « Un entretien avec Terrence Malick, réalisateur de » Days of Heaven « … Le paradis, entre les doigts » par Yvonne Baby, Le Monde, (17 mai 1979) ; repris dans Yvonne Baby, Quinze hommes splendides, Paris, Gallimard, 2008
[3] Stanley Cavell est également connu pour ses ouvrages consacrés au cinéma : La Projection du monde (1971), À la recherche du bonheur. Hollywood et la comédie du remariage (1981) ; Le cinéma nous rend-il meilleurs ? (2003) et Philosophie des salles obscures. Lettres pédagogiques sur un registre de la vie morale (2011)
[4] Selon Youri Deschamps, qui a dirigé le numéro de la revue Eclipse consacré à Terrence Malick, cette première thèse porterait exclusivement sur la philosophie de Martin Heidegger : « c’est en effet sur le philosophe allemand Martin Heidegger que se concentre d’abord l’essentiel de son intérêt et son activité d’étudiant, ce qui aboutira à la rédaction d’une thèse sur Être et temps, soutenue en 1965 à l’université de Harvard » (Eclipses, op. cit. p. 3). La thèse de Malick, soutenue en 1966, est pourtant référencée sur le site de la bibliothèque universitaire de Harvard sous le titre : « The concept of horizon Husserl and Heidegger ». Voir ici.
[5] Régis Debray est un philosophe français qui s’est engagé aux côtés de Che Guevara dans les années 1960. Arrêté le 20 avril 1967 par les autorités boliviennes pour participation active à la guérilla cubaine, certains l’accusent (en particuliers Aleida Guevara, la fille du Che) d’être responsable de l’arrestation – et donc de la mort – de Che Guevara (le 9 octobre 1967). Il est l’auteur de Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en Occident (1993).
[6] La référence précise de cette traduction est : Martin Heidegger, The Essence of Reasons, trans. T. Malick, Evanston, Northwestern University Press, 1969
[7] Mike Medavoy est aujourd’hui le CEO de la société de production Phoenix Pictures qu’il a cofondé en 1995 avec Arnold Messer. Il a notamment produit Larry Flint de Miloš Forman (1996), Black Swan (2010) de Darren Aronofsky, Shutter Island (2010) de Martin Scorsese et Zodiac (2007) de David Fincher.
[8] Propos recueillis par Samuel Blumenfeld pour Le Monde dans un article intitulé « Malick au compte-goutte ».
[9] Eclipses, op. cit.., p. 4
[10] Propos recueillis par Beverly Walker et publiés dans la livraison de Sight and Sound du printemps 1975. Traduit de l’anglais par Alain Masson pour la revue Positif, n° 591, mai 2010, pp. 27-28.
[11] « Malick au compte-goutte », article cité.
[12] « Un entretien avec Terrence Malick, réalisateur de Days of Heaven… Le paradis, entre les doigts » par Yvonne Baby, Le Monde, (17 mai 1979) ; repris dans Yvonne Baby, Quinze hommes splendides, Paris, Gallimard, 2008
[13] Ibid.
[14] Arnold Glassman, Todd McCarthy et Stuart Samuels, Visions of Light: The Art of Cinematography, Kino International, 1992
[15] Ibid.
[16] Brooks Riley, « Entretien avec Nestor Almendros, directeur de la photographie », repris dans Positif, n°225, décembre 1979.
[17] « Malick au compte-goutte », article cité.