
La Naissance de Vénus de Sandro Botticelli (vers 1485)
Evénement existentiel majeur pour certains, hasard ou accident pour les autres, la naissance n’a fait l’objet que de trop rares conceptualisations et idéations philosophiques. Quand, pour sa part, la littérature s’en saisit, c’est pour nous en donner des descriptions et représentations sales, viles et scandaleuses. Aperçu non-exhaustif de quelques-unes de ces « naissances » philosophiques et littéraires.
« On s’extasie devant une mère qui met au monde un enfant et on accable le meurtrier. Pourquoi cette différence de traitement ? » (Rolland Jaccard, Dictionnaire du parfait cynique)
Toute existence, qu’elle soit matérielle, minérale, végétale, animale ou humaine, voire divine, est bordée en amont par un événement existentiel unique et fondateur : la naissance. Ou, plus précisément, un « naître », cet avènement à l’être qui consacre le passage à l’existence d’un étant singulier, c’est-à-dire lui permet de s’extirper du néant et d’éclore au monde.
I/ « Naître » et « mourir » en philosophie
L’histoire de la philosophie nous enseigne qu’un grand nombre de penseurs du concept n’ont jamais fait de l’événement-avènement « naître » un problème philosophique appelant en droit des idéations singulières. Il y a toutefois trois exceptions à cette règle : Socrate, Spinoza et Cioran.
a/ Socrate et la (con-)naissance
Socrate, fils d’une sage-femme, pratiquait la maïeutique, cet art oratoire lui permettant de faire accoucher l’esprit de ses interlocuteurs au moyen d’une méthode d’interrogation qui les amenait à retrouver des vérités oubliées : ces derniers ne savaient pas qu’ils savaient mais, par le recours à l’art maïeuticien du philosophe, ils en venaient à savoir (qu’ils savaient). Dans la maïeutique, la découverte d’une connaissance équivaut donc, de façon figurée, à une naissance, à une renaissance et, littéralement, à une reconnaissance ou plus précisément, suivant une terminologie platonicienne, à une réminiscence. Ce « naître » socratique rend donc compte d’une technique d’accouchement qui fait passer un individu d’un état d’ignorance à un état de connaissance. Il reste cependant métaphorique en ce qu’il est envisagé de manière uniquement spirituelle et mentale.
b/ Spinoza et la problème de l’individuation

Accouchements, Aurélie Mantillet (2008)
Spinoza sonde la question du « naître » sous l’angle particulier de l’attribut pensée : comment naît un mode de la pensée, c’est-à-dire une idée ? Mais il l’envisage plus largement sous l’angle d’un attribut quelconque en développant dans son Ethique (1677) une théorie de l’individuation modale que Deleuze a beaucoup commentée. Pour rappel, par « individu », il faut entendre, d’après l’auteur de Spinoza et le problème de l’expression (1969), « l’organisation complexe du mode existant dans un attribut quelconque » (Spinoza. Philosophie pratique, p. 109). Et Deleuze de repérer chez celui qu’il nomme le « Prince des philosophes », trois dimensions de l’individualité :
- Un individu est toujours fondamentalement composé d’une infinité d’ensembles infinis de parties extensives (corpora simplicissima) extérieures les unes aux autres.
- A un second niveau, un individu est déterminé par le rapport caractéristique de mouvement et de repos sous lequel lui appartient cette infinité d’ensembles infinis de parties extensives.
- A un troisième et dernier niveau, l’individu est essentialisé, cette essence singulière étant l’expression du degré de puissance propre à ces rapports caractéristiques.
En résumé l’individu spinozien est donc toujours une entité complexe composée « d’une infinité de parties extensives, en tant qu’elles appartiennent à une essence singulière de mode, sous un rapport caractéristique ». Corrélativement, quand une infinité de parties extensives sont déterminées du dehors à entrer sous un rapport caractéristique de mouvement et de repos, c’est qu’une individuation s’effectue et qu’un individu modal est en train de naître. D’où cette définition de la naissance comprise comme passage à l’existence :
« Passer à l’existence, c’est quoi ? […] Une essence passe à l’existence lorsqu’une infinité de parties extensives […] se trouve déterminée du dehors à lui appartenir sous tel rapport […] Naître, c’est ça. Je nais lorsqu’une infinité de parties extensives sont déterminées du dehors par la rencontre avec d’autres parties, à entrer sous un rapport qui est le mien, c’est-à-dire qui me caractérise. » (Deleuze, cours du 17/03/81)
Naître, c’est-à-dire s’individualiser, c’est donc effectuer un rapport, une série de rapports. D’ailleurs, cette interprétation deleuzienne du « naître » spinozien peut également être dite pensée du « n-être » dans laquelle « n » explicite le nombre infini de parties extensives et « être » la détermination générale de la relation sous laquelle coexiste cet ensemble infini. Si, chez Spinoza, contrairement à Socrate, le « naître » est envisagé et pensé sous l’angle d’un attribut quelconque (pensée, étendue, etc.), les géométrisme et rationalisme de Spinoza en font un événement abstrait, abstrus et littéralement désincarné.
c/ Cioran et la tragédie du naître

Enfant géopolitique observant la naissance de l’homme nouveau, Salvatore Dali (1943)
Chez Cioran, la pensée du « naître », souvent teintée de scepticisme et de tragique existentiel, ne trouve son expression adéquate que sous une forme littéraire courte et fragmentée. L’une des expressions les plus belles de cette pensée se trouve dans le recueil d’aphorismes De l’inconvénient d’être né (1973) :
« Je sais que ma naissance est un hasard, un accident risible, et cependant, dès que je m’oublie, je me comporte comme si elle était un événement capital, indispensable à la marche et à l’équilibre du monde. » (De l’inconvénient d’être né, in Œuvres, p. 1273)
« Nous ne courons pas vers la mort, nous fuyons la catastrophe de la naissance, nous nous démenons, rescapés qui essaient de l’oublier. La peur de la mort n’est que la projection dans l’avenir d’une peur qui remonte à notre premier instant. Il nous répugne, c’est certain, de traiter la naissance de fléau : ne nous a-t-on pas inculqué qu’elle était le souverain bien, que le pire se situait à la fin et non au début de notre carrière ? Le mal, le vrai mal est pourtant derrière, non devant nous. C’est ce qui a échappé au Christ, c’est ce qu’a saisi le Bouddha : « Si trois choses n’existaient pas dans le monde, ô disciples, le Parfait n’apparaîtrait pas dans le monde… » Et, avant la vieillesse et la mort, il place le fait de naître, source de toutes les infirmités et de tous les désastres. » (ibidem, p. 1271)
« J’aimerais être libre, éperdument libre. Libre comme un mort-né. » (ibidem, p. 1275)
« Ne jamais s’évader du possible, se prélasser en éternel velléitaire, oublier de naître. » (ibidem, p. 1276)
« … naître, c’est s’attacher. » (ibidem, p. 1282)
« Naissance et chaîne sont synonymes. Voir le jour, voir des menottes… » (ibidem, p. 1400)
Naître n’est pas pour Cioran un événement, c’est un inconvénient. Une catastrophe. Le fléau primordial. Le mal et l’origine de toutes souffrances. Mais c’est surtout, une non-nécessité tragique qui oblige à la déconsidération de soi la plus profonde. Son corollaire, l’existence, ne doit mener l’individu qu’à éprouver l’inanité de tout agir, de tout vouloir. Car vivre ne sert à rien ou, tout au plus, à subir, à se subir en tant qu’existant. Voilà pourquoi le néant est la forme la plus pure de liberté : ce qui n’est pas né et n’a pas à naître est pur renoncement, pur détachement, pur dés(en)chaînement. La pensée critique cioranienne du « naître » s’apparente à un exercice de déconstruction de la conscience de soi par soi qui ne peut le mener qu’à faire l’éloge du suicide. Donc de la mort.
d/ Mourir

L’Île des morts, Arnold Böcklin (version de New-York, 1880)
Si la philosophie s’est toujours montrée laconiques face au « naître », force est, en revanche, de constater qu’elle a toujours eu un morne attrait pour ce second événement majeur qui borde, cette fois-ci en aval, notre existence : la mort, entendue comme cessation définitive de la vie. Il suffit pour s’en convaincre de relire Epicure (« la mort n’est rien »), Platon, Cicéron et Montaigne (« philosopher, c’est apprendre à mourir »), Jankélévitch (la mort comme étonnement et scandale), Heidegger (la mort comme pensée du néant), et Spinoza, même s’il est vrai que chez ce dernier la sagesse se définit avant tout comme « une méditation non de la mort, mais de la vie » (Ethique, Livre IV, proposition 67). Voilà, toujours dans le même cours, ce qu’en dit l’auteur de Différence et répétition :
« Qu’est-ce que c’est que la mort ? C’est le fait, que Spinoza appellera nécessaire au sens d’inévitable, que les parties extensives qui m’appartenaient sous un de mes rapports caractéristiques, cessent de m’appartenir, et passent sous un autre rapport qui caractérise d’autres corps. » (Deleuze, cours du 17/03/81)
Cette définition reprend d’ailleurs quasiment mot pour mot celle formulée douze années plus tôt dans Spinoza et le problème de l’expression :
« Que se passe-t-il quand nous mourons ? La mort est une soustraction, un retranchement. Nous perdons toutes les parties extensives qui nous appartenaient sous un certain rapport. » (p. 293)
Là où le « naître » relevait de la composition d’un rapport caractéristique de parties extensives, le « mourir », inversement, vaut décomposition de ce même rapport. Une telle déliaison doit être nommée « dispars-être », notion dans laquelle le préfixe « dispars » rend compte de la désintégration du rapport qu’entretiennent entre elles les parties extensives.
II/ Le « naître » en littérature
a/ Tristan Egolf et le mythe de l’avorton ferroviaire

L’Origine du monde, Gustave Courbet (1866)
Si la philosophie échoue à dire le naître, la littérature, elle, tente d’en saisir l’impureté événementielle, quelquefois dans sa radicalité, en en proposant de nombreuses descriptions hideuses, abjectes et immondes. C’est le cas notamment du premier roman de l’écrivain américain Tristan Egolf. Le Seigneur des porcheries, magnifiquement sous-titré Le temps venu de tuer le veau gras et d’armer les justes, narre, de sa naissance jusqu’à sa mort, la vie de l’infortuné John Kaltenbrunner, enfant mal-aimé de la petite ville de Baker située dans le Middle West étasunien. Et ce marasme existentiel, véritable offuscation divine, débute avec la réjection originelle de John dite « mythe de l’avorton ferroviaire » :
« La théorie de l’Avorton/Rat de rivière voulait que John ait été mis au monde avant terme dans une cuvette de W.-C. en acier brossé, à bord d’un train express filant à travers les bois au sud-ouest de Baker, et qu’il ait atterri, meurtri et perdu, mais vivant, à plat ventre sur la voie de chemin de fer de la Patokah, avec une traverse de chemin de fer dans le cul et suivi par un kilo de placenta répandu sur le ballast sur deux kilomètres de long. Sa mère, supposément une riche héritière de Chicago alors enceinte de sept mois, s’était rendue aux toilettes suites à des douleurs stomacales aiguës. Dix minutes plus tard, un contrôleur de passage avait entendu une série de hurlements et de chocs dans les lieux. Après avoir essayé la poignée et l’avoir trouvée bloquée, il avait enfoncé la porte. Il avait trouvé la dame en question au milieu d’un horrible bazar. Elle s’escrimait en tressautant, une jambe calée dans le lavabo et les deux mains enroulées autour d’un cordon ombilical pustuleux qui, partant d’entre ses jambes écartées, allait se perdre dans la cuvette. Le contrôleur avait été pris de panique. Il avait plongé en avant et s’était efforcé de saisir le cordon. Il devinait l’enfant contrefait coincé dans le tuyau et hurlant d’une voix suraigüe de l’autre côté de la trappe de chute, juste au-dessus de la voie. Les cris résonnaient dans tout le wagon. La mère avait fini par perdre pied dans la soupe et basculait dans le couloir. Elle avait perdu conscience, laissant littéralement l’affaire entre les mains du contrôleur. Celui-ci avait fait un dernier effort pour déloger le bébé mutilé, mais le cordon avait fini par rompre et lui rester entre les mains. Ce fut une scène terrible. Lorsque la jeune mère était revenue à elle entourée d’une foule de passagers, elle n’avait plus voulu qu’oublier entièrement cette sinistre affaire. Bien sûr, personne n’avait pu imaginer une seule seconde que l’enfant ait pu survivre… » (p.26-27)
Dès son avènement, la vie de John Kaltenbrunner fait donc figure d’exception en ce qu’elle semble vouloir tendre vers sa propre limite, son propre anéantissement. Qui, d’ailleurs, oserait parler de « naissance » pour qualifier ce qui ressemble plus à une régurgitation alvine, une déjection utérine ? Le nouveau-né, immédiatement jeté en pâture à l’hostilité du monde, n’effectuera toutefois pas la décomposition de ses rapports que tous appelleront par la suite de leurs vœux. Car c’est sans compter sur l’extrême force vitale qui l’habite et l’anime et qui fait de la vie de John Kaltenbrunner un scandale, une infamie, une défiguration [1].
b/ Jean-Baptiste del Amo et la mise bas humaine

La naissance, Aurélie Mantillet (2008)
D’une porcherie, l’autre. N’est-il pas d’ailleurs étonnant que les soues porcines aient inspiré à tant d’écrivain(e)s les naissances-excrétions les plus sordides ? Que cristallisent dans l’imaginaire collectif les mots « truie », « porcelet », « pourceau », « cochon » et « goret » pour enfanter de tels récits d’accouchement ? Vivons-nous et pensons-nous littéralement, pour paraphraser le titre de l’essai de Gilles Chatelet [2], comme des porcs ? Ou bien, dans la perspective de la tradition cynique en philosophie, devons-nous nous défaire de l’idée d’une prétendue « humanité » et, en conséquence, nous rappeler que l’homme est un animal comme les autres voire, blasphème suprême, un animal inaccompli, inachevé. C’est ce que pourrait suggérer le quatrième roman de Jean-Baptiste Del Amo Règne animal (2016) qui raconte sur près d’un siècle l’évolution d’une exploitation agricole familiale qui va peu à peu se métamorphoser en un lieu uniquement consacré à l’élevage de porcs. Rien de surprenant donc à ce que la description de l’accouchement impromptu que subit la parturiente ait toutes les apparences d’une monstrueuse et douloureuse gésine porcine :
« Un matin d’octobre, alors qu’elle se trouve seule dans la soue et prodigue des soins à leur truie gestante, une douleur la fauche au milieu de l’enclos et elle tombe à genoux, sans même pousser un cri, sur le foin qu’elle vient de disperser au sol et dont la poussière pâle et parfumée s’élève encore en spirales. Les eaux inondent ses cuisses et ses bas. L’animal travaillé par sa propre gésine tourne et retourne autour d’elle en poussant de longues plaintes, son ventre énorme ballotté par la course, ses mamelles déjà gonflées de lait, les lèvres de sa vulve turgescentes entrouvertes ; et c’est à genoux puis sur le flanc que la génitrice met bas, comme une chienne, comme une truie pantelante, rubiconde, le front perlé de sueur. D’une main glissée entre les cuisses, elle tâte la masse poisseuse qui la déchire. Elle enfonce ses doigts dans la fontanelle, extirpe l’avorton et le jette loin d’elle. Elle saisit d’une main le cordon bleuâtre qui l’attache et extrait de son ventre la poche placentaire qui tombe au sol avec un bruit d’éponge. Elle fixe le petit corps couvert de vernis caséeux, semblable à un vers jaunâtre, à la larve grise et mordorée d’un doryphore arrachée à la terre grasse et aux racines dont elle se repaît. Le jour glisse entre les planches disjointes, strie l’atmosphère aigre et poussiéreuse, la morne pénombre baignée par une odeur d’équarrissoir, puis touche la forme immobile dans le foin. La génitrice se relève, sciée en deux, une main sous ses jupes, sur les chairs révulsées de son sexe. Elle recule, épouvantée, et quitte l’enclos en prenant soin d’en rabattre la clenche, abandonnant à la truie le délivre et son fruit. » (p. 22-23)
La naissance, telle qu’elle est ici envisagée, se rapproche davantage d’une excrétion impure que d’une banale venue au monde humaine voire, rabaissement bestial, d’une simple mise bas. Elle est cet acte qui ramène l’Homme à ce qu’il tente désespérément de fuir, à savoir son animalité constitutive, génétique et ontologique. Comme l’a d’ailleurs affirmé lui-même l’auteur dans une interview accordé à RTL : « aujourd’hui on sait grâce à l’avancée des sciences et de la génétique que le cochon est particulièrement proche de nous. On partage quasiment 95 % de notre ADN avec le cochon […] et, pourtant, c’est celui que l’on exploite avec le plus de violence et d’acharnement ». L’animal en général, et le porc en particulier, n’est donc pas la part inconsciente et refoulée que le « bipède sans cornes et sans plumes » étiqueté Homme doit fuir mais bien celle qu’il doit retrouver et reconquérir. Et l’événement « naître » en est l’exemple le plus probant.
Yoann Hervey
[1] Nous recommandons la lecture de l’article d’Emile Charonnat intitulé : « Tristan Egolf, Le Seigneur des porcheries. Un conflit qui résiste à être défiguré » disponible sur le site de la revue philosophique Klêsis.
[2] Gillet Chatelet, Vivre et penser comme des porcs. De l’incitation à l’envie et à l’ennui dans les démocraties-marchés, Paris, Gallimard, Coll. « Folio actuel », 2010.