
Terrence Malick (Photo by Gary Miller/FilmMagic)
Moins d’une dizaine de films en plus de quarante ans de carrière, un hiatus de vingt ans entre Days of Heaven (1978) et The Thin Red Line (1998), trois interviews accordées, des films teintés de philosophie transcendantaliste et heideggérienne, une absence totale de la scène médiatique, autant d’éléments qui concourent à faire de Terrence Malick un cinéaste aussi rare que mystérieux. Celui qu’on a souvent comparé à Stanley Kubrick n’a d’ailleurs laissé échapper que très peu d’informations le concernant. Pourtant, nombre de fragments biographiques, quelquefois contradictoires, ont été rapportés par ses plus proches collaborateurs et permettent d’esquisser les grandes lignes d’existence du réalisateur de The Tree of Life. Tentative de synthèse biographique.
1978-1998 : vingt ans d’énigmatique absence ?
Après les succès critique et public de ses deux premiers longs-métrages, Badlands (1973) et Days of Heaven (1978), Terrence Malick disparaît. Pendant près de vingt ans. Beaucoup de commentateurs et de journalistes-critiques de cinéma se sont interrogés, et s’interrogent encore, sur la « nature » de cette très longue absence que tous jugent profondément énigmatique. Michel Ciment a même fait de ce hiatus de deux décennies l’objet d’un article, aujourd’hui célèbre, paru dans la revue Positif [1] en avril 1998 et intitulé « L’absence de Malick ». La thèse de Ciment est que, à l’instar de George Lucas ou de Stanley Kubrick, deux réalisateurs qui, après respectivement vingt-deux et douze ans d’absence, reviennent chacun en 1999 avec un nouveau long-métrage, Star Wars, épisode 1 : La Menace fantôme pour le premier, Eye Wide Shut pour le second, Terrence Malick semble souffrir de ce qu’il nomme le « syndrome Howard Hughes ». Un ethos, un mode d’être, qu’il définit comme :
« un comportement spécifiquement américain, propre à certains créateurs, de s’isoler du monde extérieur par phobie des médias et de l’image qu’ils projettent d’eux, et par une volonté farouche de protéger leur vie privée, comme si une société vouée à la communication, à la culture de masse, à la publicité incessante conduisait certains de ses membres à en prendre le contre-pied [2]. »
Si Lucas se réfugie en Californie du Nord et Kubrick à Londres, l’« absence » malickienne, elle, à des allures de retraite texane, et plus spécifiquement austinienne – l’une des villes qui l’a vu grandir –, mais aussi parisienne où le réalisateur-philosophe réside par intermittence pendant plusieurs années. Si la très grande discrétion de Malick concernant l’ensemble des éléments qui touchent de près ou de loin à sa vie privée est certaine, on ne peut que s’étonner que celle-ci se soit muée, chez les commentateurs, en une sorte de mythe dont les justifications paraissent aussi peu rationnelles que fondées. Car que peut rechercher Malick en se rendant « absent » ? S’agit-il de la nécessité d’une fuite ? D’un besoin de retour aux sources ? A en croire ceux qui ont croisé sa route pendant ces vingt ans d’« absence », rien n’est moins sûr. Au délégué général du Festival de Cannes, Thierry Frémaux, qui lui demande, lors d’une rencontre amicale à Los Angeles, quelle est la raison de si longs délais entre deux films, Malick répond : « Parce qu’il faut que je retourne dans la vie, sinon de quoi pourrais-je parler dans mes films ? ». Comme le corroborent, dans un entretien accordé à la revue Positif [3] en novembre 1997, les deux producteurs de The Thin Red Line (1998), John Roberdeau et Robert Michael Geisler [4], deux « marginaux basés à New York et appartenant aussi peu que [Malick] au sérail hollywoodien [5] », « cela ne veut pas dire […] qu’il a mené une vie d’ermite, contrairement à la mythologie qui l’entoure. Il n’a simplement pas tourné, mais a mené une existence normale, rencontrant des amis et voyageant comme tout un chacun [6] ». Loin, donc, de seulement reterritorialiser la terre qui l’a vu grandir, Malick en conquiert de nouvelles et voyage. Népal, Grèce, Nouvelle-Ecosse, le réalisateur de Badlands vagabonde aux quatre coins du monde. Certains voient même dans ces incessants périples une quête spirituelle à laquelle se jouxte une recherche de l’absolu (perfection), celle-là même qui, semble-t-il, ne cesse de films en films d’être indéfiniment ratée.
Des projets multiples, variés et inaboutis
Mais, outre ces pérégrinations autour du monde, Malick travaille. Durant ces deux décennies d’effacement médiatique et cinématographique, le réalisateur de Badlands initie et engage de nombreux projets qui, pour la plupart, n’aboutiront pas, ou dont les développements et achèvements seront confiés aux soins d’autrui.
De In the Boom Boom Boom à un biopic consacré à Joseph Merrick

Affiche du film de D. Lynch Elephant Man
En 1978, Robert Michael Geisler, grand admirateur de Badlands, rencontre Malick pour la première fois et lui propose d’adapter cinématographiquement In the Boom Boom Room, une pièce de David Rabe dont la première représentation a eu lieu le 8 novembre 1973 au Vivian Beaumont Theater de New York et qui met en scène les vicissitudes de Chrissy, une jeune femme naïve fraichement débarqué dans le Philadelphie des années 60 qui tente de devenir célèbre en tant que danseuse mais finit par travailler au Big Tom’s Boom Boom Room, une discothèque miteuse où elle multiplie tragiquement les aventures homo- et hétérosexuelles tout en essayant de se confronter à de troublants souvenirs de jeunesse (abus sexuels du père et férocité de la mère qui avait voulu l’avorter). Malick refuse mais en profite pour lui suggérer à Geisler un autre projet, l’écriture d’une pièce basée sur la vie de Joseph Merrick, surnommé « the Elephant Man », dont les représentations auraient été jouées sous une tente de cirque à travers le monde. Malgré un engouement certain, une autre adaptation similaire montée à Broadway ainsi que le film Elephant Man (1980) de David Lynch, conduisent le producteur à décliner l’offre de Malick. Si aucun de ses deux projets ne voient le jour, les rencontres avec Malick permettent au jeune producteur new-yorkais de mieux cerner la personnalité quelque peu singulière et fantasque [7] de l’ancien spécialiste de la phénoménologie heideggérienne. Une célèbre anecdote relate qu’après des semaines passées à côtoyer tôt le matin ou tard le soir le réalisateur texan, Robert Michael Geisler reçoit de la part de Charles Bluhdorn, patron du conglomérat d’entreprises Gulf+Western (Gulf and Western Industries, Inc.) dont fait partie la Paramount, une invitation pour assister à l’avant-première de Days of Heaven. Quel ne fût pas son étonnement d’apprendre la sortie du second long-métrage du cinéaste texan, Malick n’ayant jamais pris soin, malgré leurs nombreuses entrevues, de l’en informer !
« Comme si la foudre m’avait frappé, je découvrais d’un seul coup ce que Malick faisait pendant toutes ces journées : monter et assurer la postproduction d’un film dont il ne m’avait jamais parlé [8]. »
De Q à un biopic sur Jerry Lee Lewis
Après Days of Heaven, épuisé par les deux années passées à monter laborieusement son film et par son indéfectible perfectionnisme (moral ?), Malick déménage à Paris et s’installe dans le sixième arrondissement, dans le quartier de Saint-Germain des Prés, rue Jacob, où il devient un fervent supporter du PSG, le très connu club de football français [9]. Là, disposant d’une rente d’un million de dollars que lui a offert Barry Diller, le président et CEO de la Paramount après le succès critique et public de Days of Heaven, il y développe son nouveau projet sobrement intitulé Q, une fresque chorale, située au Moyen-Orient durant la première guerre mondiale et apparentée à une « qasida », c’est-à-dire une forme ancienne de poème lyrique arabe adressée à la gloire des souverains. Après plusieurs semaines de repérages, le projet se métamorphose en une saga contemplative totale sur les origines du monde et de la vie alors que ce moment créationnel ne devait originellement n’en constituer que le prologue. Des scientifiques sont consultés, des équipes envoyées pour tourner en Antarctique, en Europe (l’Etna), en Océanie (grande barrière de corail) et en Asie et, sans même qu’un semblant de scénario ait été établi, des images sont ramenées des quatre coins du monde. La Paramount s’en inquiète, et les quelques pages couvertes de considérations poético-philosophiques qui lui parviennent ne font qu’accroître ce sentiment de crainte. Les producteurs finissent par taper du poing sur table et enjoignent Malick à lui envoyer au plus vite un semblant de scénario.
« Envoyez-nous un script qui commence par la page 1 et qui se termine par le mot « fin » ! N’importe quoi, ce que vous voulez, mais mettez-vous au boulot [10]. »
Au grand dam des producteurs Robert Michael Geisler et John Roberdeau, le projet n’aboutit jamais. Ou alors, près de trente ans plus tard sous une forme entièrement remaniée, dans les deux films que sont The Tree of Life (2011) et Voyage of Time (2016). La raison d’un tel abandon ? « Lorsque La Guerre du feu [de Jean-Jacques Annaud] est sorti en 1981, il a eu l’impression qu’on lui coupait l’herbe sous le pied. Cette déception, je crois, l’a conduit a quitté Hollywood [11]. C’est alors qu’il se lance, comme l’indique Lloyd Michaels, l’auteur d’un livre sur Malick [12], dans l’écriture de scénarii. L’un d’entre eux a notamment été consacré au chanteur et pianiste américain Jerry Lee Lewis dont le biopic, réalisé Jim McBride, sort sur les écrans en 1989, sous une forme complètement remaniée : Great Balls of Fire.
De l’adaptation de White Hotel à celles de Tartuffe et de The Thin Red Line
Après cette kyrielle de projets restés à l’état larvaire, Malick se soustrait à la vue de tout un chacun. En 1988, Robert Michael Geisler reprend contact avec lui et lui propose de tourner « une adaptation par Dennis Potter du roman de l’écrivain britannique Donald Michael Thomas, The White Hotel [13] (1982) ». Une nouvelle fois, Malick décline l’offre mais en profite pour évoquer deux projets sur lesquels il travaille : les adaptations cinématographiques du Tartuffe (1669) de Molière et de The Thin Red Line (1962), un roman de James Jones qui relate, en plein conflit mondial, la vie, les vicissitudes et les affres d’une compagnie de fantassins américains plongée dans l’horreur de la bataille de Guadalcanal. Si le premier projet est rapidement mis de côté, le second, malgré une première adaptation cinématographique en 1964 par Andrew Marton (connue en France sous le titre L’Attaque dura sept jours), retient l’attention des deux producteurs. Un accord est très rapidement conclu en janvier 1989 et des réunions de travail se mettent en place dès les mois de mai et juin de la même année pendant plusieurs semaines, à Paris, où les trois comparses commencent à rédiger le scénario du film.
« Avec Malick et sa femme Michèle, nous nous donnions rendez-vous sur le pont Marie, dînions à la brasserie de l’île Saint-Louis, où la famille Jones déjeunait chaque jour quand le romancier écrivait The Thin Red Line, au début des années 60, et nous saluions en passant l’immeuble du 10 quai d’Orléans où il habitait à l’époque. Nos séances de travail avaient lieu au Jardin des Plantes, dans les arènes de Lutèce, et dans les jardins du Luxembourg. Le soir, nous allions voir des pièces de Molière à la Comédie-Française. C’est au café de Flore que Terry s’est définitivement engagé à diriger The Thin Red Line [14]. »
Pourtant, l’écriture du film et l’avancement général du projet s’avèrent lents et poussifs. Roberdeau et Geisler, dans une volonté affichée de ne pas voir le prodige Malick leur filer entre les mains et de tisser avec lui une relation, certes professionnelle, mais avant tout amicale basée sur la confiance mutuelle, dépensent sans compter pour satisfaire toutes les demandes de leur nouvel ami à qui ils vouent un culte démesuré. Trop démesuré ! Restaurants, voyages, acquisitions de droits, aucun des desiderata du protégé Malick ne sont trop beaux ou trop onéreux pour les deux producteurs. L’argent s’amenuise plus vite qu’il ne rentre dans les poches des duettistes new-yorkais. La ruine est proche. Pour sauver les meubles de leur entreprise cinématographique, Roberdeau et Geisler devront temporairement se reconvertir dans la vente de meubles et de CD.
L’Intendant Sansho

Affiche du film de K. Mizoguchi L’Intendant Sansho
Malick soumet également en janvier 1990 aux deux producteurs américains un énième projet, celui de l’adaptation théâtrale de L’Intendant Sansho (1954) de Kenji Mizoguchi, qu’ils acceptent immédiatement avec la ferme intention de faire jouer la pièce à Broadway (New-York). « Nous nous sommes retrouvés tous les trois à San Francisco pour assister à un concert de tambours japonais Kodo, en vue à la fois de L’Intendant Sansho et de The Thin Red Line [15]. » Une première séance de travail est organisée en septembre et octobre 1990 où les trois hommes travaillent pendant deux semaines dans le Vermont, à Grafton. En octobre 1992, Malick, après avoir vu l’adaptation théâtrale qu’Andrzej Wajda avait fait des Noces (Wesele, 1901) de Stanisław Wyspiański, demande au réalisateur et metteur en scène polonais de s’occuper de son adaptation de L’Intendant. Les premières auditions d’acteurs ont lieu au printemps 1993 et les premières représentations quelques mois plus tard.« Le premier atelier se tint à l’automne 1993, pendant six semaines, à la Brooklyn Academy of Music où Peter Brook avait monté sa Conférence des oiseaux. Trente acteurs asiatiques y participaient [16]. » Un second atelier, que Malick dirige lui-même, est organisé en mars 1994 à la First Methodist Church à Los Angeles, pendant trois semaines. Pour le réalisateur texan, ces deux mises en scènes lui permettent de découvrir les spécificités d’un autre mode d’expression que celles propres au cinéma. En cherchant les limites, il va jusqu’à user et abuser des possibilités expressives du théâtre. Le vocabulaire désuet, caduque, est monnaie courante et le quatrième mur de la représentation est aboli. Cela permet aux acteurs, qui apprennent et récitent de longs textes, de s’adresser directement au public. Autant de choses que le cinéma proscrit. Si les deux producteurs apparaissent prolixes quand il s’agissait d’expliciter la mise en branle et le développement du projet Sansho, ils restent néanmoins discrets quant à son issue. Pour le critique de cinéma Serge Kaganski, « ce projet insensé pour un novice en matière théâtrale, qui culmine par une collaboration tragicomique avec Andrzej Wajda et finit par un échec et une rupture avec le cinéaste polonais, coûtera au cinéaste beaucoup de temps et d’énergie [17]. » Mais c’est aux deux producteurs new-yorkais qu’elle coutera le plus cher puisqu’en décembre 1993 Geisler et Roberdeau se trouvent dans une situation financière plus qu’alarmante et sont obligés d’emprunter de l’argent. En octobre 1994, le projet échoue définitivement.
The Thin Red Line [18]

Terrence Malick sur le tournage de The Thin Red Line
Abandonnant le développement de The English Speaker, « un autre projet très personnel et secret qu’il caresse depuis longtemps, avant même Les Moissons du ciel, que nous avons signé avec lui en janvier 1991 [19] », Malick, le travail d’adaptation théâtrale de L’Intendant Sansho tragiquement fini, reprend l’écriture de The Thin Red Line. En janvier 1995, les deux producteurs new-yorkais approchent le producteur et futur cofondateur de Phoenix Pictures, Mike Medavoy, le même qui avait aidé quelques années plus tôt Malick à financer son premier film (également premier agent de Malick au début des années 70). Ce dernier accepte de collaborer au projet même si, au final, la société de Medavoy, faute de liquidités suffisantes, n’investit rien et conclut un accord avec la Fox. Aussitôt, les premières lectures du scénario, pourtant encore inachevé, débute dans sa résidence à Beverly Hills où Kevin Costner, Ethan Hawke et Martin Sheen, parmi pléthore d’autres acteurs, se succèdent. En juin de la même année, toujours chez Mike Medavoy, un atelier est organisé pendant plusieurs jours avec de nouveaux comédiens hollywoodiens : Vincent D’Onofrio (Full Metal Jacket, Ed Wood, Jurassic World), Johnny Galecki (Souviens-toi… L’été dernier, Vanilla Sky, Hancock), Will Patton (Armageddon). Les noms de Johnny Deep et de Brad Pitt sont prononcés. Pourtant, aucun de ces acteurs n’apparaît dans le film.
Le choix des décors
Sud Mexique, Panama, Costa Rica, Thaïlande ou encore Philippines, autant de lieux de tournages suggérés par certains des collaborateurs du film pendant la période de pré-production. Mais en raison des divers problèmes politiques que posent ou rencontrent ces différents pays, les producteurs jettent leur dévolu sur le nord de l’Australie, près de Port Douglas, où le paysage ressemble à s’y méprendre à celui de l’île de Guadalcanal [20] et où la lumière y est parfaite. De plus, le pays anglophone offre pléthore de figurants parlant la langue de Shakespeare alors que les autres pays auraient exigé de les faire venir.
« [Terry] a trouvé dans le Nord de l’Australie ce cadre paradisiaque. L’orientation géographique compte aussi beaucoup pour lui. Ces soldats débarquent sur la plage, puis pénètrent difficilement dans une jungle épaisse, pour atteindre les collines avec de hautes herbes appelées « Kunaï » que précédent des falaises de 2500 mètres de haut, sans cesser de se battre. Or, ces lieux si divers sont très proches les uns des autres, ce qui ne manque pas d’étonner. Cette gradation de paysages très différents sur une distance réduite était très importante pour Terry par rapport à sa mise en scène. Cela lui permettait de donner aux spectateurs une idée de la topographie de l’île [21]. »
L’importance des paysages, et à travers eux de la nature, est plus que jamais visible dans The Thin Red Line. A l’instar de Badlands et de Days of Heaven, le film regorge de nombreux plans montrant, sans présence humaine aucune, la faune et la flore de Guadalcanal. The Thin Red Line est d’ailleurs enchâssé entre des éléments non-humains : le plan liminaire montre un crocodile s’enfonçant dans les eaux boueuses et sombres d’une mare forestière ; le plan final, lui, cadre une graine en germination perdue dans l’étendue bleuté et infinie d’une mer de toute évidence hostile à son développement. La nature est donc littéralement l’alpha et l’oméga du film, elle cerne l’homme, les hommes, les mondes humains, que ceux-ci la subordonnent à leur volonté en l’instrumentalisant (les américains) ou bien entretiennent avec elle un rapport d’union harmonieuse (les mélanésiens). The New World ne procèdera d’ailleurs pas différemment, lui qui s’ouvre et se termine par l’image d’une rivière s’écoulant paisiblement au milieu d’une nature prodigue !
Le tournage
Le tournage débute le 23 juin 1997 et dure six mois. Pour beaucoup de comédiens – et ils sont nombreux puisque le scénario compte cinquante-quatre personnages –, c’est une expérience doublement épuisante. Il y a les difficultés « naturelles », celles liées aux contraintes de l’environnement hostile qu’est la jungle, mais il y a aussi les difficultés « créatorielles » ou « auctoriales », celles inhérentes à la très grande exigence et au perfectionnisme de Malick. Ce que ne manque pas de rappeler l’acteur Adrien Brody, alias Caporal Fife :
« Les comédiens en ont bavé en raison des conditions de tournage très difficiles dans la jungle, en Australie, à porter un uniforme que personne ne se donnait la peine de nettoyer. Malick tenait à ce que mon visage exprime en permanence la peur. Il était d’autant plus exigeant avec moi qu’il était entendu que j’avais l’un des rôles principaux avec Nick Nolte et Sean Penn [22]. »
Pour Elias Koteas, l’interprète du capitaine Staros, l’expérience « The Thin Red Line », fût indubitablement une épreuve éprouvante mais aussi la possibilité d’une expérimentation, en profondeur et quelque peu traumatisante, de son jeu d’acteur :
« Ce tournage a été effrayant – et c’est un euphémisme. J’avais toujours le sentiment de rater la scène, de ne pas être juste, car je n’avais pas mes repères habituels. Je n’avais que ma propre électricité et ma volonté de fer pour aller de l’avant. J’ai tout appris sur place. Toute cette pression s’est accumulée sur ma tête jour après jour, pendant des mois. Bien sûr, mon anxiété était celle de Staros, donc le résultat est là. Ce fut un travail douloureux, émotionnellement épuisant, je ne le ferais pas sur chacun de mes films, mais il faut admettre que ça valait le coup. Mais c’est dur de se dévoiler ainsi sur un écran. Encore aujourd’hui, le simple fait d’en parler m’aide à évacuer et dépasser cette expérience [23]. »

Jim Caviezel
Si le constat d’Adrien Brody et d’Elias Koteas s’impose avec évidence, pour le jeune acteur Jim Caviezel, alias le soldat déserteur Witt, qui vole malgré lui la vedette aux plus grandes stars hollywoodiennes, ce dernier demande cependant à être relativisé :
« Ce que nous avons vécu sur le tournage, même si c’était dur, n’a rien à voir avec l’enfer qu’ont vécu les vrais soldats. Terrence change tous les jours d’humeur et de méthode dans sa relation aux acteurs. Un jour, il peut être très dur, le lendemain, il peut être très encourageant avec un acteur démoralisé… Il a souvent recours à la psychologie pour influencer les acteurs. Parfois, il nous donne un texte à répéter hors caméra… Ses méthodes ne sont pas toujours immédiatement compréhensibles, mais finalement, je lui ai fait confiance et je me suis beaucoup appuyé sur lui [24]. »
La méthode intuitive de Malick décontenance et déstabilise. A contre-courant de celles, beaucoup plus conventionnelles, que de nombreux autres réalisateurs adoptent, la manière de tourner et d’appréhender les problèmes de mise en scène de Malick ne repose sur aucune contrainte d’ordre temporel. Ce dont rend compte Nicke Nolte, l’interprète du colonel Tall :
« Malick est comme Kubrick, il attend. Si une scène ne fonctionne pas, il arrête et il attend que l’inspiration vienne. Le temps est une donnée fondamentale, il permet de réfléchir aux choses, d’atteindre une certaine maturation. Par exemple, Terry ne termine jamais une scène : au bout d’une semaine, il se retrouve avec cinq ou six scènes incomplètes. Il dit alors “On trouvera le moyen de terminer ces scènes la semaine prochaine.” Evidemment, en travaillant ainsi, Malick rend les acteurs fous furieux, ils perdent tous leurs repères. Terrence recherche l’inspiration, la vérité d’une scène. Ce film n’avait aucune obligation de délai, d’emploi du temps, excepté sa propre vérité, sa propre maturation. Je me souviens aussi que, pour terminer ces fameuses scènes, Terry regardait toujours le soleil : il attendait six heures du soir, quand le ciel devient orange. Peu importait le bon raccord, ce qui comptait était cette qualité dorée de la lumière. S’il avait informé le studio qu’il ne tournerait qu’entre six et huit, ils auraient refusé catégoriquement [25] ! »
La sortie
Débuté en 1989, le film ne sort sur les écrans que neuf ans plus tard, avec un succès public, et financier (36 millions de dollars de recettes pour 52 millions d’investissements) amoindri par la sortie quelques mois plus tôt du film-fleuve Saving Private Ryan (Il faut sauver le soldat Ryan) de Steven Spielberg. Du côté de certains acteurs, c’est la déception. Outre les conditions de tournage difficiles qu’offrent la jungle australienne ainsi que les exigences particulières de Malick, la découverte du film lors de l’avant-première mondiale organisée à New York en 1998 est un choc. « Lorsque je suis allé à la première du film […] avec mes parents, la rumeur m’annonçait comme la révélation du film. Il ne faut jamais croire une rumeur. Nous avons regardé le film : je n’y apparaissais en tout et pour tout que cinq minutes. Je n’ai pas reconnu l’histoire que j’avais lue dans le scénario, et qu’il me semblait avoir tournée. Malick avait complètement modifié son concept [26] » déplore Adrian Brody regrettant d’avoir donné beaucoup pour son rôle et de n’avoir en échange rien reçu de la part du réalisateur texan. Un triste constat dont semblait toutefois averti Elias Koteas : « Durant le tournage, Malick nous avait prévenus que nous ne reconnaîtrions pas le film après le montage. Aucun de nous n’avait la moindre idée du film que nous étions en train de faire [27] ». Deux acteurs qui ont toutefois la « chance » de ne pas avoir été entièrement gommés du montage final, un sort qui a été réservé à des acteurs de renom tels que Mickey Rourke, Gary Oldman et Lukas Haas. Malgré son insuccès commercial, le film est couronné d’un Ours d’or au 49ème festival du film de Berlin et nominé sept fois aux Oscar (meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur scénario adapté, meilleure photographie, meilleur montage, meilleur son et meilleure musique de film pour les compositions originales de Hans Zimmer). A suivre…
Yoann Hervey
[1] Michel Ciment, « L’absence de Malick » in Positif, n°446, avril 1998, pp. 52-54.
[2] Ibid., p. 52.
[3] Michel Ciment, « Entretien avec Robert Michael Geisner et John Roberdeau » (réalisé le 19 novembre 1997), Positif, n°446, avril 1998, pp. 54-58.
[4] Michel Ciment, dans son article consacré à l’absence de Malick, retranscrit mal l’orthographe du nom d’un des producteurs de The Thin Red Line : « Geisler » se métamorphose en « Geisner ».
[5] Michel Ciment, « L’absence de Malick », article cité, p. 53.
[6] Michel Ciment, « Entretien avec Robert Michael Geisner et John Roberdeau », article cité, p. 54.
[7] La personnalité de Terrence Malick, souvent décrite comme réservée et apaisée, s’avère en réalité beaucoup moins pondérée qu’il n’y paraît. Michèle, son ex-femme, en révèle certains aspects, paranoïaque et encline à l’autoritarisme, dans un entretien accordé au magazine Vanity Fair dont Serge Kaganski fait la synthèse suivante :
« Cet homme capable de discuter des sujets les plus élevés et des plus séduisantes abstractions s’avère être un psychorigide en matière de vie quotidienne. Quand le couple se dispute, Malick disparaît des jours, voire des semaines, sans jamais prévenir ni laisser d’adresse. Autres petites excentricités malickiennes : le cinéaste interdit formellement à son épouse l’accès à son bureau, le droit de lire ou de discuter ses projets de scripts… Un homme délicieux. A Paris, Malick survit en cachetonnant sur divers travaux scénaristiques (pour Louis Malle, Mike Medavoy, Barry Levinson…). Le producteur Rob Cohen raconte sa brève relation avec l’étrange personnage : “Il est trop intense et fragile, pas du tout fait pour être réalisateur. Lors d’un rendez-vous, il se levait toutes les cinq minutes et se cachait derrière un pilier : il croyait être épié. Ou alors il me passait un coup de fil et j’entendais des camions qui roulaient en bruit de fond. Il appelait d’une cabine sur le bord de la route : il marchait du Texas à l’Oklahoma pour observer les oiseaux !” »
Propos rapporté par Peter Biskind pour Vanity Fair et repris par Serge Kaganski dans un article des Inrocks, intitulé « Terrence Malick – une aussi longue absence », publié en 1999. L’article originel de Biskind, « The Runaway Genius », daté de décembre 1998 est consultable ici.
[8] Michel Ciment, « Entretien avec Robert Michael Geisner et John Roberdeau », article cité, p. 54.
[9] Dans un article du Monde.fr rédigé par Samule Blumenfeld et intitulé « Terrence Malick au compte-goutte », LeMonde.fr, 13 mai 2011, article repris en patrie par le site SoFoot.com le 16 mai 2011 (consultable ici), Pierre Lescure, alors patron de Canal + et propriétaire du PSG, raconte sa surprenante rencontre avec Malick :
« J’ai rencontré Malick pour la première fois en 2001 chez Mike Medavoy, à Los Angeles. Le réalisateur des Moissons du ciel a débarqué avec son blazer bleu. Il avait l’air d’un professeur d’université à la retraite. Il s’est adressé directement à moi, en tant que patron de Canal+ et propriétaire du PSG : « Monsieur Lescure, il est fondamental que le Paris-Saint-Germain reste au Parc des Princes et ne déménage pas au Stade de France. » Je suis tombé de ma chaise. Puis il a ajouté : « Le Parc des Princes est l’âme du PSG. S’installer au Stade de France reviendrait à dévoyer l’histoire de ce club. » Malick m’a raconté qu’il avait habité à Paris, rue de Turbigo. Bien que ne parlant pas français, il le comprend, et se rend encore régulièrement en France. »
[10] Serge Kaganski, article cité.
[11] Michel Ciment, « Entretien avec Robert Michael Geisner et John Roberdeau », article cité, p. 55.
[12] Michaels Lloyd, Terrence Malick, Champaign, University of Illinois Press, 2008.
[13] Michel Ciment, « Entretien avec Robert Michael Geisner et John Roberdeau », article cité, p. 54.
[14] Ibid., p. 55.
[15] Ibid.
[16] Ibid.
[17] Serge Kaganski, article cité.
[18] Le titre du film, reprise de celui du roman de James Jones, « provient » du poème Tommy de Rudyard Kipling.
[19] Michel Ciment, « Entretien avec Robert Michael Geisner et John Roberdeau », article cité, p. 55.
[20] A noter que si le film n’a pas été tourné sur l’île de Guadalcanal, certaines scènes y ont été filmées en équipe réduite.
[21] Michel Ciment, « Entretien avec Robert Michael Geisner et John Roberdeau », article cité, p. 58.
[22] Samuel Blumenfeld, « Terrence Malick au compte-goutte », Le Monde.fr, 2011.
[23] Serge Kaganski, article cité.
[24] Ibid.
[25] Ibid.
[26] Samuel Blumenfeld, article cité.
[27] Ibid.