
Le « ménage à trois » : Lou Salomé, Paul Rée et Friedrich Nietzsche
Et si le docteur et physiologiste Josef Breuer avait été le médecin du philosophe Friedrich W. Nietzsche à Vienne en 1882, que se seraient-ils dit ? Et quel type de relation auraient-ils pu entretenir ? Thérapeutique ? Philosophique ? Amicale ? Tel est le questionnement singulier sur lequel repose l’intrigue de ce roman « psychanalytico-philosophique » publié en 1992 par l’écrivain et professeur de psychiatrie Irvin David Yalom. Dans cette « fiction paradoxale » nourrie de nombreux éléments biographiques et bibliographiques authentiques, on assiste, non sans une certaine attraction-répulsion, aux développements parallèles et partagés de la philosophie nietzschéenne et de la psychanalyse. Pour le meilleur et pour le pire.
« La vraie question est la suivante : quelle dose de vérité puis-je supporter ? Vous voyez donc que ce n’est pas là une affaire pour les patients désireux d’éliminer leurs angoisses et de mener une vie paisible » (p. 168)
Résumé
Venise. 22 Octobre 1882. Le médecin viennois Josef Breuer attend patiemment à la terrasse d’un café la venue d’une inconnue qui, la veille, lui a laissé un court message l’enjoignant à la retrouver au plus vite pour lui faire part d’une affaire urgente. La jeune femme de 21 ans à la beauté irradiante, une certaine Lou Salomé, confie au médecin de renom que l’un de ses amis, le philosophe « posthume » Friedrich Nietzsche, souffre d’une maladie qui pourrait bien lui coûter la vie par suicide : le désespoir. Et, à ses yeux, Breuer est le seul médecin indiqué dans le traitement d’une telle maladie. De nombreux autres thérapeutes ont en effet déjà essayé de soigner le loup Nietzsche, mais tous ont échoué. Pour la jeune russe, la nouvelle méthodes thérapeutique de Breuer dite « cure par la parole » (p. 23) semble être la seule indiquée pour venir à bout du désespoir de son ami. Surpris par cette demande, Breuer, dans un premier temps, refuse la proposition médicale au motif que le désespoir n’est pas une maladie physiologique, tout au plus un mal de nature conceptuel dont il est impossible de saisir avec précision les causes. Et donc conséquemment d’en déterminer le traitement adéquat. De plus, les méthodes visant à mettre à jour le traumatisme psychologique occulté d’un patient grâce au mesmérisme n’ont jusqu’ici fait leurs preuves que sur une seule patiente, Bertha Pappenheim (plus connue sous le pseudonyme d’Anna O.), pour laquelle Breuer entretient secrètement une vive, mais refoulée, passion amoureuse. Devant l’insistance de l’intrépide Lou Salomé, le médecin viennois finit par céder et accepte de recevoir en consultation le patient philosophe.
Deux séances suffiront à l’ancien professeur de philologie de l’université de Bâle pour mieux entrevoir, grâce aux analyses et à l’expertise de Breuer, la nature du mal dont il est la proie. Le diagnostic établi, Nietzsche refuse pourtant d’entrer dans une phase de soin au motif que sa maladie est bienfaitrice philosophiquement et l’a émancipée intellectuellement : « l’œuvre d’art n’est-elle pas d’autant plus grande que la fin est désastreuse » (p. 163). Le médecin viennois se refuse pour autant à voir trop expressément partir l’âme singulière et puissante qui s’est donnée pour mission philosophique de « sauver l’humanité et du nihilisme et de l’illusion » (p. 233). Pour le retenir coûte que coûte à Vienne et continuer à l’étudier autant physiologiquement que psychologiquement, Breuer décide d’user d’un stratagème dépouillé de toute déontologie médicale : inverser le rapport de hiérarchie, donc de force, qui jusqu’ici l’unissait à Nietzsche en proposant à ce « médecin de la civilisation » qu’il devienne son « médecin de l’âme ». Objectif inavoué du physiologiste : soigner Nietzsche sans qu’il se sache aidé. Après hésitations, l’auteur du Gai savoir et d’Humain, trop humain accepte les termes de ce contrat fantasque et s’installe dans une clinique de Vienne. Les diverses entrevues des deux hommes vont devenir l’objet d’une rencontre entre la philosophie de Nietzsche (volonté de puissance, éternel retour, amor fati, interprétation, etc.) et les méthodes de thérapies psychologiques de l’inconscient développées par Breuer et son jeune ami Sigmund Freud. A l’issue de nombreuses heures d’entretien, par-delà les mensonges, les secrets et les non-dits autant personnels qu’interpersonnels, les deux âmes tourmentées sortiront, non pas guéries, mais aguerries moralement et existentiellement de cette rencontre.
Une œuvre de fiction paradoxale

Josef Breuer
Bien qu’imaginaire et entièrement inventée, cette rencontre Breuer/Nietzsche s’échafaude autour d’un grand nombre d’éléments biographiques, bibliographiques, épistolaires et historiques avérés. C’est le cas notamment des multiples lettres envoyées par Nietzsche à Lou Salomé qui concluent certains chapitres du roman. Comme en atteste Irvin Yalom en notes : « les lettres désespérées […], dont les extraits parsèment tout le roman, sont authentiques bien qu’on ne sache pas exactement lesquelles étaient de simples brouillons et lesquelles ont bel et bien été envoyées. » Une partie de la correspondance rapportée dans cette œuvre imaginaire, loin, donc, d’être empreinte de fiction, est parfaitement authentique. On en retrouve d’ailleurs la trace dans l’ouvrage Correspondance (PUF, « coll. Quadridge ») traduit par Ole Hansen-Løve [1] et Jean Lacoste. Le roman se déploie ainsi autour de l’étrange caractéristique d’être à la fois fantasmatique ET authentique, fictif ET réel. Si, par exemple, le fameux « ménage à trois » Nietzsche/Salomé/Rée relaté dans le roman est historiquement avéré, les trois libres penseurs s’étant côtoyés pendant plusieurs mois à partir du printemps 1882, l’ensemble des événements narrés survenus après l’éclatement de cette relation datée de fin 1882 sont faux, à l’exception peut-être de la profonde solitude et dépression dans laquelle a sombré Nietzsche après avoir été brisé par celle qui aura été son seul amour. La trame principale du roman n’est donc que pure fiction et relève d’un entrelacement phantasmé de multiples biographies fictionnelles. D’où la nature paradoxale de ce dernier qui peut sciemment déconcerter, voire tromper, le lecteur étranger aux biographies croisées et non-croisées de Josef Breuer, Friedrich W. Nietzsche et Lou Andréas-Salomé.
Dire que la rencontre Nietzsche/Breuer n’a jamais eu lieu ne signifie pas pour autant que personne n’a jamais songé à la provoquer. En effet, dans sa postface, Irvin Yalom précise qu’après avoir travaillé sur la correspondance de Nietzsche dans le cadre de l’édition historique et critique de ses œuvres, Renate Müller-Buck, une enseignante-chercheuse associée de l’Université technique de Berlin, a trouvé dans les archives sur Nietzsche de Weimar une lettre datée du 22 février 1878 dans laquelle l’écrivain « Siegfried Lipiner[2] cherche à convaincre Heinrich Köselitz [dixit Peter Gast] d’envoyer le philosophe à Vienne afin qu’il y soit pris en charge par Breuer » (P. 488). En voici un court extrait :
« Une chose est sûre : il faut obliger Nietzsche, au cours des mois qui viennent, à se concentrer exclusivement sur sa guérison. J’ai conçu le plan suivant : il viendra à Vienne ; si nécessaire, j’irai le chercher. Nous ne voyagerons pas d’une seule traite, mais ferons des haltes. Il pourra ensuite consulter nos bons médecins viennois et, sous leur surveillance constante, entamer un traitement à la fois rigoureux et régulier. Un éminent spécialiste des nerfs, le Dr Breuer, qui se trouve également être un ami, s’occupera de lui avec le plus grand soin. »
La fiction narrée a donc bien failli voir historiquement le jour mais a été avortée en raison de la maladie dont souffrait Nietzsche, maladie qui l’empêchait de supporter les difficultés liées aux effets du changement induit. De plus, la kyrielle de spécialistes s’étant emparée du cas « Nietzsche » et n’ayant pas réussi à soigner le philosophe, beaucoup jugèrent inopportun et contre-productif de présenter à cette âme encline au suicide un nouveau médecin. La demande de Lipinier resta donc vaine. Et Nietzsche et Breuer ne se rencontrèrent jamais.
La philosophie nietzschéenne, une psychanalyse existentielle ?
L’intérêt de ces « pleurs nietzschéens » réside peut-être dans la rencontre, pourtant aujourd’hui problématique, de la philosophie et, même si le mot n’est jamais visible au cours des cinq cent pages, de la psychanalyse naissante. On assiste littéralement au développement parallèle et entrecroisé de ces deux pensées, scientifique pour l’une, existentielle, morale et cosmologique pour l’autre.

Sigmund Freud
D’un point de vue métapsychologique, le roman déploie de nombreuses hypothèses aujourd’hui validées. La psyché est, par exemple, envisagée non pas comme un tout unitaire mais comme un composé constitué de « sphères indépendantes et cloisonnées » (p. 165) qui entretiendraient entre elles des déterminations précises mais encore incomprises. L’une des caractéristiques essentielles de ces rapports sphériques est que les « représentations mentales conscientes » ne sont pas premières dans la vie psychique mais secondaires et dérivées. Elles sont l’expression d’une infra-conscience instinctuelle et pulsionnelle, sorte de « petit personnage inconscient qui vivrait une vie distincte de celle de son propriétaire » (p. 141). Comme le dit le jeune Freud : « cet élément n’a pas d’existence propre, distincte, il n’est qu’une part inconsciente de Muller [nom thérapeutique donné à Nietzsche] ». La vie psychique consciente apparaît donc régie par de complexes mécanismes inconscients tapis dans les profondeurs de la psyché. La méthode psychanalytique est quant à elle successivement dénommée « cure par la parole », « chirurgie psychologique » et « ramonage de cheminée ». Sa visée générale est simple : « évacuer de son esprit ses rêves ou ses fantasmes les plus désagréables » (p. 76) Ou encore, dans la seule perspective du patient Nietzsche, « libérer cette conscience cachée, lui permettre de crier l’aide en pleine lumière » (p. 253) Ataraxique et lénitive, la psychanalyse est donc avant tout un processus émétique : elle doit permettre à une conscience souffrante de régurgiter, sous formes de mots, les maux enfouis au profond d’elle-même. On présuppose même à cette science nouvelle un avenir scientifique radieux : « à l’avenir – qui sait quand, peut-être d’ici quinze ans ? – cette cure par la parole pourrait bien entrer dans les mœurs, et les « médecins de l’angoisse » devenir des spécialistes comme les autres, formés dans les facultés de médecine ou les départements de philosophie » (p. 369) Ces genèses fictives ont le mérite de rendre compte des intuitions et des expérimentations qui ont conduit au développement et à la reconnaissance scientifiques de la psychanalyse et de la métapsychologie.
La philosophie nietzschéenne se déploie quant à elle à partir d’un grand nombre de références, tacites ou explicites. Concernant, par exemple, la prêtrise, celle-ci est fermement critiquée par Nietzsche au motif que :
« […] chaque fois que nous délaissons la philosophie au profit d’instruments plus médiocres pour influencer les hommes, on se retrouve avec des hommes médiocres […] Des prêtres bien sûr ! Ils connaissent on ne peut mieux les secrets de l’influence ! Ils manipulent avec leur douce musique, ils font de vous des nains avec leurs grandes flèches de cathédrales et leurs hautes nefs, ils excitent leur désir de soumission, vous offrent le surnaturel pour guide, la protection contre la mort, et même l’immortalité. Mais à quel prix ! La servitude religieuse, le culte de la faiblesse, l’immobilisme, la haine du corps, de la joie, du monde » (p. 338-339)
D’où la nécessité de bannir les pratiques religieuses de confession pour permettre aux hommes d’inventer, par des moyens strictement rationnels, des techniques nouvelles de guérison des traumas engendrés par les petites tragédies personnelles. Pour Breuer et Freud, la pratique athée et agnostique d’aveu qu’offre la cure par la parole est l’une de ces méthodes de thérapie de la psyché humaine. S’il faut donc exclure toute perspective religieuse à la confession, il ne faut pas pour autant lui retirer ses prétentions médicales car indubitablement « [elle] a des vertus curatives » (p. 249). Au même titre que le « tetrapharmakon » épicurien ou les pratiques thérapeutiques verbales du sophiste Antiphon de Rhamnonte, l’épanchement médical de soi est soulagement de l’âme, sorte de salut athée. La psychanalyse apparaît donc dans le roman de Yalom comme une réponse possible aux pratiques de confession religieuse. Donc de prêtrise.
L’éternel « éternel retour »
Le concept nietzschéen qui occupe une place centrale dans la dernière partie du roman de Yalom est incontestablement celui d’ « éternel retour ». Nietzsche le formule à Breuer comme suit : « que se passerait-il si quelque démon vous disait que vous alliez revivre cette vie qui est la vôtre, non pas seulement une fois, mais des milliers de fois, qui plus est sans le moindre changement, avec les mêmes joies et les mêmes souffrances, dans les moindre détails […] Imaginez donc l’éternel sablier de l’existence qu’on retournerait sans arrêt, en même temps qu’on retournerait, vous, moi simples poussières que nous sommes » (p. 400) Cette présentation romanesque de l’ « éternel retour » correspond à celle développée dans le paragraphe 341 du Gai Savoir : quelle serait la réaction d’une personne confrontée à l’idée que sa vie se répétera indéfiniment à l’identique ? Cette pensée qui a valeur d’épreuve existentielle repose sur un double présupposé métaphysique et ontologique précisé dans un des fragments posthumes du Gai savoir (11 [202]): le temps est infini alors que les forces qui composent l’univers sont, elles, finies. En conséquence, à un moment donné, toutes les configurations possibles de l’univers auront été jouées et ne pourront, dès lors, que se répéter. Indéfiniment. Dès lors, comment, en son for intérieur, un individu peut-il en arriver à supporter l’idée selon laquelle sa vie se répètera telle qu’elle est, telle qu’elle a été et telle qu’elle sera un nombre infini de fois ? Autrement dit, que doit-il faire pour vouloir que tout revienne ? Vers quoi doit-il tendre si ce n’est à une forme d’acquiescement total et d’approbation intégrale, à un grand « oui » existentiel dans lequel il n’y a plus à devenir ce que l’on est car on l’est pleinement devenu.

Lou Salomé
D’ailleurs comment savoir si cette vie p(v)eut supporter l’éternel retour du même sans possibilité de distanciation critique et évaluative ? Comment pallier l’impossible écart de soi à soi ? Confronté à la nécessité d’une telle épreuve et à la résolution d’un tel problème, Breuer s’organise une séance d’hypnose orchestrée par son jeune ami Freud. Dans cette séance, il va pouvoir, le temps de quelques heures, vivre une autre vie, celle à côté de laquelle il pense être passé, une vie dénuée d’attaches familiales et d’obligations en tout genre, une vie faite d’errance, de liberté et placée sous le seul signe égoïste du « je » et non, altruiste, du « nous ». Breuer va donc voyager en lui-même de Constance à Venise et cheminer sur la voie d’une vie possible. Si la délectation de cette liberté retrouvée est immédiate, la simple pensée de sa femme Mathilde continuant à mener sans lui une existence familiale, sociale et sociétale normale, identique à ce qu’elle a toujours été, finira par le peiner. Au sortir de l’hypnose, la vérité – sa vérité – éclatera au grand jour : il veut l’éternel retour de cette vie qui a jusqu’ici été la sienne. Autrement dit que tout reste tel qu’il a toujours été. Or, par-delà l’exposé romanesque de ce concept nietzschéen, l’étonnement philosophique survient du dispositif adopté pour réaliser une telle expérience de pensée : l’hypnose. N’est-ce pas là trop simple, trop réducteur quand on sonde et interroge en profondeur l’idée nietzschéenne d’éternel retour d’en réduire l’épreuve à une seule séance d’hypnose ? Autrement dit, n’y a-t-il dans cette mise en récit hypnotique réduction philosophique et appauvrissement conceptuel ? Et c’est peut-être là où le bât narratif du roman de Yalom blesse : à vouloir vulgariser et rendre accessible proto-psychanalyse et philosophie nietzschéenne, on frôle, en dépit des intentions et des visées pédagogiques certaines, la mauvaise caricature.
Pour ne pas conclure
La rencontre et la confrontation discursives, dialectiques et thérapeutiques Nietzsche/Breuer et philosophie/psychanalyse mise en récit par Yalom fascine autant qu’elle déçoit. C’est pourquoi loin de faire de Et Nietzsche a pleuré une fin en soi, il faut beaucoup plus y voir un moyen, ou tout du moins une invitation, à s’interroger sur les conséquences et implications littéraires, psychanalytiques et philosophiques de cette rencontre. Cela passe par la lecture des autres romans de Yalom et notamment La Méthode Schopenhauer et Le problème Spinoza mais également par celle des trois essais de Paul-Laurent Assoun : Freud, la philosophie et les philosophes (1976), Freud et Wittgenstein (1996) et, surtout, Freud et Nietzsche (1980). A noter que le roman de Yalom a fait l’objet d’une adaptation cinématographique dont nous déconseillons le visionnage. La bande-annonce laisse en effet présager le pire…
Yoann Hervey
[1] Ole Hansen-Løve, professeur de philosophie, n’est autre que le père de la réalisatrice Mia Hansen-Løve.
[2] Siegfried Solomon Lipiner, né le 24 Octobre 1856 à Jarosław en Galice et mort le 30 Décembre 1911 à Vienne, est un écrivain, dramaturge, librettiste, traducteur et journaliste. A la fin du 19ème siècle, il est reconnu par beaucoup comme successeur légitime de Goethe.