[ANALYSE] « Black Swan » de Darren Aronofsky

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Sorti dans les salles en février 2011, Black Swan, cinquième long-métrage de Darren Aronofsky, met en scène les vicissitudes existentielles de Nina, une jeune et talentueuse danseuse du New York City Ballet qui, à force de persévérance, parvient à décrocher le premier rôle dans une nouvelle mise en scène du Lac des Cygnes de Tchaïkovski. Une double interprétation qui va la contraindre à danser le cygne blanc ET le cygne noir, deux personnages aux caractères artistiques opposés et conflictuels. Si le cygne blanc exige des aptitudes techniques parfaitement maîtrisées par Nina, le cygne noir, lui, requiert un ensemble de qualités qui échappent à la ballerine. Et pour cause, l’incarnation du cygne noir ne peut être réalisée en dehors d’une sculpture de soi dans laquelle c’est la vie, elle-même, qui demande à être domptée artistiquement. Développant le thème romantique du double et de la dualité, le film dramatise cette (con-)quête ambivalente, bienfaitrice et destructrice, du « cygne noir ».   

« Dans cet état [d’ivresse], on enrichit tout à partir de sa propre plénitude : ce que l’on voit, ce que l’on veut, on le voit dilaté, tendu, fort, surchargé de force. L’homme de cet état métamorphose les choses jusqu’à ce qu’elles réfléchissent sa puissance, – qu’elles soient des reflets de sa perfection. Cette nécessité de métamorphoser en parfait est – l’art. [..] Dans l’art, l’homme jouit de lui-même comme perfection. » (Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, « Incursions d’un inactuel », §9, traduction Eric Blondel et Patrick Wotling, Paris, GF Flammarion, p. 180)

Nina (Natalie Portman), disciple modèle à la gloire naissante, a tout sacrifié pour réaliser sa passion : devenir danseuse étoile et connaître une renommée artistique d’envergure internationale. Entièrement animée par la fin qu’elle s’est donnée d’atteindre, elle ne vit que par et pour la danse. Ce sacrifice lui a permis d’acquérir à la perfection les qualités nécessaires à l’exécution des mouvements, gestes et pas qu’exige la danse classique. Elle en est littéralement une technicienne et le cygne blanc sera, dans Black Swan, l’entité qui va incarner cette perfection technique. La véritable perfection artistique demande pourtant plus que la seule maîtrise technique, simple accroissement quantitatif et qualitatif des techniques de danse. Elle exige également son dépassement, c’est-à-dire le passage à un état de sublimité artistique où danse et vie ne font plus qu’un. Et ce passage d’un état de perfection technique à un état de perfection artistique n’appelle rien d’autre que, en des termes foucaldiens, une « esthétique de l’existence » dans laquelle l’individu, dissout, est redevenu simple magma sensible [1]. Et pour cause, la perfection artistique ne s’apprend pas mais s’éprouve. Elle est de l’ordre de la sensation infra-consciente, des pulsions primaires et du plus complet ressenti pré-subjectif, là où la création artistique s’effectue à la puissance n-1. Pure ivresse dionysiaque. L’avènement – psychologique et physique – du cygne noir, incarnation de cette perfection artistique et existentielle, c’est donc le surgissement d’un élan créateur/destructeur dans lequel toute individualité doit être abolie. Il s’agit d’une entité hautement paradoxale qui ne peut être conquis que dans son – ses  – propre(s) anéantissement(s) : abolition du cygne blanc par le cygne noir ; mais aussi abolition du cygne noir en lui-même. Dans Black Swan, cette (con-)quête du cygne noirfaussement projetée par Nina sur sa rivale Lily (Mila Kunis) par passion de jalousie, sur sa mère par passion meurtrière et sur son chorégraphe Thomas Leroy (Vincent Cassel) par passion amoureuse, est double. Premièrement, il s’agit d’interpréter le rôle du cygne noir dans la nouvelle mise en scène du Lac des cygnes. Deuxièmement, c’est un défi que Nina se lance à elle-même pour parvenir à interpréter ce rôle, celui de transcender son existence et ainsi parvenir à réaliser cet état de perfection artistique total.

La séquence d’ouverture, sorte de condensé rêvé du film, dialectise à merveille le conflit entre ces deux entités paradoxales que sont le cygne blanc et le cygne noir. C’est une sorte de matrice dans laquelle s’esquisse la grande ligne narrative du film, cette valse artistique et existentielle à trois temps.

Alors qu’elle exécute quelques pas de danse, Nina est soudainement entraînée par son double maléfique noir dans une danse extatique qui va la contraindre à se soustraire à elle-même et ainsi rendre possible sa métamorphose et renaissance en cygne blanc. L’ensemble des mouvements artistiques de la séquence, qu’ils soient chorégraphiques, musicaux ou cinématographiques, en une symétrie parfaite, vont venir rendre compte de cette métamorphose. Les signes de la présence des cygnes blanc et noir qui, outre le fait d’en poser immédiatement les existences, en permettent dans le même temps la caractérisation négative, sont présents dès le générique du film.

A/ Générique

vlcsnap-2016-05-02-16h28m33s234Visuellement, l’opposition entre les deux cygnes est retranscrite, de manière assez simple, à travers l’utilisation du noir en arrière-fond et du blanc pour les lettres, les deux seules (non-)couleurs présentes à l’écran pendant toute la durée du générique et de la première séquence, à l’exception de l’apparition subliminale de deux yeux de couleur rouge. Ce dualisme est également retranscrit à l’intérieur de cet oxymore scriptovisuel qu’est l’écriture du mot « black » (« noir » en anglais) en lettres blanches. Littéralement, le noir est blanc. Pourtant, il ne s’agit pas simplement ici de poser l’existence de ces deux entités opposées. La différence de proportion des deux non-couleurs introduit surtout une hiérarchisation. La très large prédominance du noir sur le blanc ne pose et n’impose pas tant la présence du cygne noir qu’il ne conduit à une évidente supériorité du premier sur le second. Dès les premières secondes du film, un rapport de force est donc immédiatement posé. Mais il n’est posé que dans la mesure où la dissymétrie visible exprime une différence de force, un différentiel de puissance.

Autre élément qui montre la prépotence du cygne noir sur le cygne blanc : la première image du film, à savoir un court plan monochromatique noir. Le constat pourrait paraître anodin si le film ne se terminait pas par un plan monochromatique blanc. Le long-métrage, et à travers lui l’existence problématique de Nina, est donc enclavé entre deux éléments non-figuratifs purs et radicalement opposés [2]. On notera d’ailleurs que le générique de fin s’oppose à celui du début en termes de répartition des deux (non-)couleurs. Le triomphe liminaire de la noireté a cédé la place à celui de la blancheur. Du moins l’espace de quelques secondes puisque une nouvelle inversion s’opérera, le noir supplantant une nouvelle fois le blanc en termes de proportion. C’est d’ailleurs pour cette raison que le générique de fin nous offre cette double image dissymétrique, montrant, dans un premier temps, le nom du réalisateur en lettres noirs sur fond blanc puis, quelques secondes plus tard, le même nom en lettres blanches sur fond noir.

Du point de vue de la bande-son, le thème principal du Lac des cygnes de Tchaïkovski, ici réarrangé par Clint Mansell, le compositeur fétiche de Darren Aronofsky, est succinctement recouvert d’un ricanement maléfique lors de l’apparition du titre du film. Ce rire diabolique, signe sonore de l’immédiate présence du cygne noir, est lui-même recouvert par une sorte de souffle qui lui procure un effet d’accélération, vertige de la métamorphose à venir de Nina.

B/ Séquence liminaire

Cette première séquence se compose de seulement trois plans dont les durées respectives augmentent. On peut d’ailleurs aisément contester le fait que le troisième et dernier plan soit unique. Les transformations physiques opérées par les deux protagonistes ont nécessairement exigé des changements de costumes qui, en termes de tournage, correspondent à des prises différentes. Etant donné la volonté d’effacement total des raccords entre ces trois sous-segments et la cohérence d’une division tripartite de la séquence, ce dernier plan doit être envisagé analytiquement comme unitaire. La division ternaire – valse dialectique – de la séquence est loin d’être anodine car chaque changement de plan introduit des différences facilement identifiables au niveau du choix des mouvements de caméra, de la gestuelle de la danseuse et de la musique.

  • Premier plan : prédominance

vlcsnap-2016-05-02-16h28m43s84Toute la première séquence de Black Swan est construite autour de ce conflit entre le clair et l’obscur, le blanc et le noir. Le décor, une simple scène de spectacle, paraît entièrement coupé du reste du monde. C’est une sorte d’espace autonome noyé dans une profonde et inquiétante pénombre, une auréole de noirceur qui le condamne à n’avoir aucune extériorité, aucun dehors. Une seule source de lumière (une poursuite) l’éclaire. Le passage du générique au premier plan du film s’effectue au travers d’un fondu au noir inversé. Mais celui-ci paraît simplement partiel puisque la lumière ne rend visible que très peu d’éléments, ce qui assure une nouvelle fois cette prédominance du noir sur le blanc. Au milieu de cette pénombre, une ballerine vêtue d’une tenue de danse blanche se tient debout et immobile. L’échelle des plans choisie – plan de demi-ensemble – empêche de discerner son visage et inhibe ainsi toute identification. Un jeu de lumière découpe la danseuse en deux parties distinctes, une zone éclairée et une zone sombre, signe de la future dualité psychologique du personnage. La danseuse, au départ figée dans une posture hiératique et digne de la statuaire grecque, se met lentement et insensiblement en mouvement. Mais seuls ses bras accompagnent le rythme de la musique. Le changement de plan s’effectue au moment précis où ses pieds s’ébranlent en effectuant un premier pas de danse.

  • Second plan : le cygne blanc ou la rétention du sujet

black-swan-039(www.Wallpapers76.com)-1680x1050Dans le second plan, la caméra suit les mouvements de pieds et de jambes de la ballerine. Au travers de déplacements suaves steadycamés, elle virevolte [3] au gré des pointes effectuées par la danseuse. Ces dernières sont cadrées en plan rapproché de telle sorte que leur existence semble s’autonomiser. Le choix singulier de l’échelle des plans permet de montrer, par-delà la beauté de cette grammaire si souvent inobservée d’aussi près qui constitue l’essence de la danse, la technicité ardue nécessaire à l’exécution de ces pas et pointes. Le plan se termine par la découverte du visage, irradié de bonheur et de jovialité, de la danseuse, qui, en s’asseyant sur la scène, effectue un «auto-recadrage ». Son visage est désormais connu et identifié, astreint dorénavant à être n’être traversé que de traits de visagéité repérables, répétables et ramenant le même à l’identique. Pour le dire en des termes philosophique et/ou psychanalytique, le cygne blanc est « Moi », conscience de soi, sujet, ego, cogito, forme formée…

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La visagéification de la ballerine vaut subjectivation tout comme la maîtrise technique équivaut à la réalisation, dans une terminologie nietzschéenne, d’une puissance – d’une pulsion – apollinienne [4]. Le « white swan » est en effet une entité productrice de belles formes individuées et identifiables. Simple répétition de gestes mesurés et maîtrisés techniquement, il est, suivant les mots de Patrick Wotling, dans Le Vocabulaire de Nietzsche, « production de belles apparences, d’images idéalisées, aux contours bien définies, […] individuées ». La pulsion apollinienne est cette puissance édificatrice de formes, de normes et de dogmes artistiques et existentiels qui « éternisent l’apparence ». Avec elle, nous dit Nietzsche dans un fragment posthume, « l’homme devient calme, sans désirs, semblable à une mer d’huile, guéri, en accord avec soi et avec toute l’existence » (FP XII, 2 [110]). L’apollinien, source des arts plastiques, de la peinture, de l’architecture et de la peinture, désigne « l’immobilisation ravie devant un monde inventé […] ». Monde de la mêmeté hiératique, du déjà-vu artistique, de la répétition esthétisée, il caractérise cet espace anxiogène tracé dans ces premier et second plans du film. Par extrapolation, il incarne également cet univers classique et enfantin dans lequel évolue – et dort – Nina au début du film.

  • Troisième plan : le cygne noir ou l’éclatement du sujet

Rappelons que ce troisième et dernier plan ne constitue que facticement une unité. Les deux transformations physiques opérées par les protagonistes en permettent d’ailleurs une sous-segmentation.

vlcsnap-2016-05-02-16h29m19s184Le passage au troisième plan du film introduit seulement un changement de point de vue. Aucune ellipse ne vient se glisser dans le raccord qui lie second et dernier plan de cette séquence d’introduction. C’est pourquoi nous retrouvons la danseuse assise sur la scène, cadrée en plan de demi-ensemble et toujours auréolée d’un dense et impénétrable halo de pénombre. Seule une faible lumière protectrice la préserve de cet néant infernal qui la cercle. Plus que jamais, lumière et blancheur paraissent pouvoir être abolies à tout moment. Cette idée est d’ailleurs exacerbée par le fait que la danseuse apparaît floue, c’est-à-dire extérieure à la zone de netteté de l’image. La musique, elle aussi, amplifie ce sentiment. Emplie de tonalités basses et graves, elle semble annonciatrice de funestes événements. La caméra, dont les mouvements saccadés contrastent avec ceux du plan précédent, se rapproche de la ballerine au même moment où un personnage masculin entièrement vêtu de noir pénètre dans le champ. Absent jusqu’ici, ce dernier paraît avoir été engendré par la pénombre alentour et en être la personnification. A son approche, la danseuse se relève. Elle est immédiatement emportée par sa danse frénétique de ce cygne/signe noir. La position relative spontanément choisie par Nina contraint son regard à fuir celui de ce personnage inquiétant. Cet agencement – regard centrifuge de la danseuse et regard centripète du danseur – restera d’ailleurs le même tout au long de la séquence. Quelques secondes plus tard, un gros plan succinct sur le visage de la ballerine va venir transcrire l’effroi qui l’habite, et l’abîme, intérieurement. Lui, obstinément, tel un prédateur, continue, en danse, de traquer sa proie. La ballerine, incapable de lui échapper sans dans le même temps être disparaître dans l’abîme qui la cerne de toute part, est prise au piège. Possédée, son corps exécute aveuglément les mêmes mouvements que ceux du danseur. Alors qu’elle tente une dernière de fois de lui échapper, ce dernier, se retrouvant seul pour la première fois dans la cadre, se métamorphose en monstre infernal.

Deux cornes ornent désormais le haut de son crâne et son visage noir arbore les traits d’une bête. De la Bête. Son corps est en effet recouvert d’un épais plumage noirâtre. Des yeux rubiconds et globuleux transpercent de façon subliminale la pénombre, seul détail de couleur présent dans cette séquence liminaire. L’immonde créature se saisit alors de la danseuse pour l’entraîner une nouvelle fois dans sa danse diabolique à la cadence de plus en plus effrénée. Tel un pantin ivre, la jeune femme n’est plus maîtresse de ses mouvements et s’exécute malgré elle de façon infra-subjective. Toute individualité, toute identité, toute maîtrise de soi semblent annihilées. Les incessants mouvements de caméra autour de ce duo endiablé procurent un sentiment de désorientation spatiale et de vertige. Une nouvelle fois, la danseuse, reprenant possession d’elle-même, tente de se diriger vers la lumière mais est rattrapée dans sa course par le monstre luciférien. Après une dernière série de rotations sur elle-même, elle parvient à se libérer de son bourreau qui disparaît dans la noirceur alentour. Elle se métamorphose alors en cygne blanc, laissant virevolter quelques plumes lactescentes autour d’elle. Ses bras s’animent d’un battement d’ailes et d’imperceptibles craquements la parcourent. Alors qu’elle tend ses bras en direction de la source de lumière devenue zénithale, celle-ci croît en intensité [5]. Lentement, la caméra se met à distance de la danseuse. Cette dernière, de dos, effectue une série de pointes rapides tout en s’assurant de rester à proximité de cette lumière protectrice et créatrice. La séquence se termine par un fondu au noir.

Ce troisième et dernier plan contraste avec les deux précédents. Il en est même la négation puisque entièrement structuré autour de l’édification et de la représentation de la puissance noire qu’incarne, Von Rothbart, le danseur masculin. Enclin à prodiguer ou à faire émerger, non sans une certaine violence, un sentiment d’ivresse, le cygne noir est, dans une terminologie toujours nietzschéenne, pulsion dionysiaque. Pour Wotling, « la pulsion dionysiaque se caractérise par ce mélange d’horreur et d’extase. […] Traversé par cette pulsion, l’homme devient lui-même œuvre d’art, rythme, expression symbolique de l’essence de la nature : car le propre du dionysiaque est de créer des langages symboliques (musique, chant, danse) et non plus des images idéalisées » (p. 22) A lire ces quelques lignes, on pourrait croire que la danse relève entièrement du dionysiaque et que cygne blanc et cygne noir ne sont pas des êtres opposés mais bien plutôt des entités complémentaires. Rien ne serait plus vrai s’il n’était que « [la pulsion dionysiaque] exprime fondamentalement une compréhension du devenir, pensée comme puissance irrésistible de métamorphose », puissance qui est totalement étrangère au cygne blanc. Transfiguratrice, la pulsion dionysiaque est ce par quoi l’identité est abolie c’est-à-dire « rupture de l’individuation ». Elle est donc différence et, plus précisément, l’élément par lequel la différenciation à soi advient. Entité différenciatrice, différenciant de la différence, le cygne noir/pulsion dionysiaque est volonté de puissance au sens où Gilles Deleuze la définit dans Nietzsche et la philosophie : « voilà ce qu’est la volonté de puissance : l’élément généalogique de la force, à la fois différentiel et génétique » (p. 56). Jaillissement de nouveauté, « le dionysiaque est par là même le lieu de dépassement de tous les dualismes et de toutes les séparations. Il exprime ainsi la solidarité de la création et de la destruction, de la souffrance et du plaisir ». La puissance « noire » n’est pas donc seulement celle qui vient abolir le cygne blanc. Elle est également abolition de soi. Car il ne s’agit pas du simple passage d’un état A à un état B, d’un simple mouvement de transformation. C’est pourquoi le cygne noir n’est pas tant un objectif à atteindre que l’élément créateur à partir duquel une genèse, ici celle d’un Autre, advient. Là où le cygne blanc vaut principe d’identité, le cygne noir, lui, est ce qui va permettre à Nina de différer de soi et de devenir – même dans la mort – ce qu’elle est, c’est-à-dire sa propre perfection.

« Dans l’état dionysiaque au contraire, c’est l’ensemble du système affects qui est excité et intensifié : de sorte qu’il décharge tous ses moyens d’expression d’un seul coup et fait ressortir simultanément la force de représenter, d’imiter, de transfigurer, de métamorphoser, toute espèce de mimique et de jeu d’acteur. Le trait essentiel demeure l’aisance de la métamorphose, l’incapacité à ne pas réagir. [L’homme dionysiaque] entre dans toute peau, dans tout affect : il se métamorphose constamment. » (Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, « Incursions d’un inactuel », §10, traduction Eric Blondel et Patrick Wotling, Paris, GF Flammarion, p. 181)

Esth/éthique

La séquence d’introduction de Black Swan, nous l’avons dit, est une sorte de prémonition rêvée, la synthèse, sous la forme d’une danse dialectique, des grands mouvements narratifs – et psychologiques – du film. Elle en pose de façon implicite le problème : quid du rapport entre danse et vie ? Et les trois plans qui la composent en esquissent la solution. Art et existence ne diffèrent pas mais sont les deux mêmes faces d’un même phénomène psycho-physiologique de différenciation : l’esth/éthique. Le moi créateur, le devenir-artiste, la volonté de puissance dionysiaque est une force active qui tend à dissoudre tout ce qui est, toutes les formes constituées, tous les états stables pour ne plus donner à éprouver et à sentir que le fond ontologiquement mouvant et instable du monde, celui où l’individu est éclaté, le sujet aboli. C’est pourquoi Nina doit mourir pour pouvoir renaître de ses cendres existentielles et artistiques sous la forme, parfaite, d’un cygne – littéralement un devenir-animal – sans visage et irradié.

Yoann Hervey


[1] Etat dans lequel le corps est devenu l’exprimé pur d’un exprimant indicible. Ce n’est donc plus l’individu qui consciemment s’exprime dans les mouvements qu’il exécute mais le corps comme multiplicité sensible qui s’exprime sans médiation consciente aucune.

[2] Le film, pour marquer ce passage du blanc au noir, développera toute une gamme graduée de couleurs grises.

[3] Dans un entretien disponible dans les bonus du DVD, Darren Aronfosky explique que le chorégraphe du film, le français Benjamin Millepied, ne s’est pas contenté de chorégraphier les danses du film mais a aussi chorégraphié les mouvements de caméra.

[4] Nous aurions voulu éviter l’écueil, à certains égards simpliste, d’une (sur-)interprétation de cette séquence en nous en tenant à n’en saisir que les seuls éléments description et la seule logique. L’opposition entre cygne noir et cygne blanc, entre les deux (non-)couleurs que sont le noir le blanc, n’aurait pas dû être lue comme le signe d’autre chose. Ni lecture morale et religieuse (Bien/Mal), ni lecture éthique (bon/mauvais), ni lecture psychanalytique (pulsion de vie/pulsion de mort), ni lecture philosophique chinoise (yin/yang), seule aurait dû être analysée la dynamique intrinsèque de la séquence et, conséquemment, du film. Un couple de notions a pourtant retenu notre attention et a fini par s’imposer comme UNE lecture possible du film : l’opposition nietzschéenne entre l’apollinien et le dionysiaque.

[5] Dans la séquence finale du film, cette intensification de la lumière accompagnera la mort de Nina.