Présenté en compétition officielle lors de la dernière Berlinale, Knight of Cups, septième long-métrage de Terrence Malick, met en scène Rick (Christian Bale), un scénariste hollywoodien en proie à des turpitudes amoureuses, professionnelles et existentielles. Poème cinématographique, envolée métaphysique, l’opus dissémine derrière l’apparent déjà-vu de son formalisme et de son éloge de la lumière une critique acerbe de l’univers hollywoodien.
« Il était une fois un jeune prince que son père, le souverain du royaume d’Orient, avait envoyé en Égypte afin qu’il y trouve une perle. Lorsque le prince arriva, le peuple lui offrit une coupe pour étancher sa soif. En buvant, le prince oublia qu’il était fils de roi, il oublia sa quête et il sombra dans un profond sommeil… »
Faire la lumière du monde
Le cinéma est toujours affaire de lumière. Celui de Malick plus que tout autre. Première parole de Dieu, « Fiat Lux » est également le commandement artistique qui fonde le geste créateur du cinéaste texan. « Toutes les choses resplendissent » disait le soldat Witt (Jim Caviezel), à la fin de La Ligne Rouge. Et Mrs O’Brien (Jessica Chastain) de lancer dès les premières minutes de The Tree of Life : « La nature trouve des raisons de souffrir alors que le monde rayonne alentour ». Knight of cups ne déroge pas à cet éclatant leitmotiv suivant lequel, la lumière, comme facteur intensif, est chargée d’exprimer ce mouvement par lequel toute chose rejoint l’éclat infini du divin : « Quitte les ténèbres pour la lumière ! » peut-on en effet entendre dans la bande-annonce. Nous sommes donc ici dans une conception de la lumière radicalement opposée à celle que Gilles Deleuze proposait du cinéma expressionniste allemand dans le premier tome de son diptyque Cinéma : L’Image-mouvement. Non pas la chute mais l’ascension. Élévation. Non pas la vie non-psychologique de l’esprit, mais la vie supra-psychologique de l’âme. Mysticisme. Dans les trois derniers films du réalisateur des Moissons du ciel, tous les éléments, tous les personnages sont en effet pris dans un rapport à la lumière qui ne cesse, non pas de les faire chuter vers ce degré = 0 de la lumière, mais de les faire tendre vers ce point d’intensité totale = ∞, point non assignable à une réalité matérielle ou à un temps défini. Dans Knight of Cups, l’obscurité, point de départ du film, est signe d’aveuglement et de déroute existentielle. Rick, scénariste hollywoodien, a eu son heure de gloire mais son succès l’a conduit à s’oublier et à s’égarer. Ici, les feux de la rampe ne sont que l’artificiel reflet d’une industrie qui a fait du réel l’image d’un illusoire rêve éveillé. « Plus personne ne croit au réel » lâche, non sans résonnance bazinienne, une des voix intérieures du film. Et c’est là la force de l’imagerie de Malick, donner à re-présenter ce que la « crasse spirituelle » dissimule : le scintillement des hommes et du monde.
Un ésotérisme cartomancien
C’est précisément ce mouvement infini de l’ombre vers la lumière que nous font parcourir, au gré des multiples pérégrinations amoureuses (Imogen Poots, Cate Blanchett, Natalie Portman, Freida Pinto, Teresa Palmer et Isabel Lucas), les différentes partie du film qui, à l’exception du chapitre finale, prennent toutes pour intitulé le nom d’une lame de tarot. Le « Cavalier de coupes » Rick, séducteur en quête de la perle rare, s’est endormi et ne mène qu’une existence lunaire : night clubs et strip clubs l’immergent dans la déraison festive et éthylique du monde nocturne. Quant à la face diurne de son existence, elle a toutes les apparences d’un mauvais rêve. Malheur et impuissance conduisent donc celui qui est devenu étranger à lui-même (« je vivais dans la peau d’une personne que je ne connaissais pas ») à plonger au plus profond de sa conscience. Comme souvent, c’est l’eau qui symbolise cette immersion introspective, elle-même suggérée par la récurrence des soliloques qui, véritables flux de conscience, sont autant d’épanchements parcellaires de pensées. En soi, le Cavalier devient ermite, s’individualise, et fait tomber le masque des faux-semblants. Accéder à la vérité de soi c’est dans le même temps se confronter au mystère de la vie et tenter de parvenir, via la connaissance du monde, à la conquête d’une sagesse lénifiante. Devenu celui qu’il était, celui qu’il est, Rick, tel le Phoenix, pourra renaître de ses cendres. Si, étrangement, la lame du soleil ne constitue pas une des sections du film, elle n’en est pas pour autant totalement absente car c’est elle que tire Rick lors d’une séance de cartomancie. Divin présage. C’est donc désormais un fait : il en va du cinéma de Malick comme de la pratique divinatoire du tarot, tous les deux s’accompagnent d’une lourde symbolique ésotérique. Couplé à un formalisme singulier, le tout donne une œuvre infiniment complexe qui peut malheureusement, c’est le revers du cinéma de Malick, rebuter les non-initiés.
Un formalisme dogmatique
D’aucuns affirment que c’est une seule et même idée que répète inlassablement, d’œuvres en œuvres, un même auteur. Une sorte d’obsession inextinguible qui, à l’instar de certaines courbes mathématiques, tend vers une asymptote idéelle inatteignable. C’est du moins ce que suggère l’infinie variation de ces images filmées à contrejour qui tentent de capter, à travers le feuillage d’un arbre ou bien au détour d’une ligne d’horizon, le tracé de quelques rais de lumière solaire, symbole de la transcendance divine. Avec Knight of cups, Terrence Malick semble réitérer la facture originale inaugurée avec The Tree of Life et reproduit dans A la merveille. Sur le plan formel, le film vient donc rompre la logique des binômes filmiques opérée jusqu’ici dans l’œuvre du réalisateur Texan :
- La Balade sauvage (1973) / Les Moissons du ciel (1978)
- La Ligne rouge (1998) / Le Nouveau Monde (2005)
- The Tree of Life (2011) / A la merveille (2012)
A l’instar des deux derniers opus, le « dogme » malickien, un ensemble de règles de composition d’images établies avec le directeur de la photographie Emmanuel Lubezki sur le tournage du Nouveau Monde, est donc ici toujours à l’œuvre : tournage en lumière naturelle et en contre-jour ; recherche de la profondeur de champ (diaphragme faible et courte focale allant de 14 à 27mm) ; caméra steadycamée toujours très proche des acteurs et privilégiant les mouvements dans l’axe. En ce qui concerne la post-production, l’absence de continuité narrative rend possible le montage non-raccord et délinéarisé des plans suivant une logique purement expressive, affective et sensualiste. Comme l’affirmait Jean-Philippe Tessé dans Les Cahiers du cinéma lors de la sortie en salles de The Tree of Life en 2011, le montage malickien est : « un amas de plans de coupe, la fusion en raccord d’une myriade de chutes et de fragments, […] rien qu’un archipel harmonieusement agencé d’images autonomes reliées entre elles seulement par le fil d’un affect ou d’un sentiment à évoquer ». Les dialogues, une nouvelle fois, ont été abandonnés au profit de soliloques totalement détachés de la narration. Des effluves de pensées entièrement déconnectées du flot d’images mais qui ne cessent paradoxalement de rendre possible le tissage d’improbables liens sémantiques. Construction rhizomatique, synthèse disjonctive, le film n’a donc pas d’autre forme que celle du couplage asynchrone et discordant d’une double hétérogénéité audio-visuelle : une sorte de « cubisme » cinématographique pour reprendre les mots de Mark Yoshikawa, monteur des quatre derniers film de Malick. Une merveille.
Yoann Hervey
Knight of Cups de Terrence Malick avec Christian Bale, Natalie Portman et Cate Blanchett. En salles depuis le 25 novembre 2015. Durée : 1 h 58.