[CRITIQUE] « Ni le ciel ni la terre » de Clément Cogitore

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Présenté cette année à la Semaine de la Critique, Ni le ciel ni la terre, premier long-métrage de Clément Cogitore, narre le quotidien d’un groupe de soldats français perdu dans les confins arides de la vallée de Wakhan qui, à la veille du retrait des troupes militaires d’Afghanistan, voit plusieurs de ses membres mystérieusement disparaître pendant leur sommeil. Ce qui n’était au départ qu’un banal film de guerre bascule soudainement dans un fantastique occultiste où invisibilité rime avec mysticisme et ésotérisme.

« Forcer l’invisibilité foncière des choses extérieures jusqu’à ce que cette invisibilité elle-même devienne chose, non pas simple conscience de limite, mais une chose qu’on peut voir et faire voir, et le faire, non pas dans la tête […] mais sur la toile […] »

Beckett, Le monde et le pantalon, Ed. Minuit, p.41.

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Qu’on ne doute pas de la teneur fantastique de Ni le ciel ni la terre, le premier film de Clément Cogitore ! Le récit thétique, c’est-à-dire posant la réalité de ce qui est représenté, s’ancre dans un univers diégétique conditionné par les mêmes lois physiques, morales et militaires que les nôtres. Les événements relatés – la présence française en Afghanistan –, relativement récents, sont de plus historiquement avérés. Le film se situe donc initialement à la limite de l’investigation documentaire. Pourtant ce réel, normé et normalisé, voit soudainement son équilibre mis en péril en (dé-)raison du surgissement de phénomènes inexpliqués. C’est d’abord un chien qui disparaît. L’absence, improbable, de l’animal n’inquiète personne. Et pour cause, elle ne peut avoir qu’une explication rationnelle et logique. L’animal ne refera pourtant jamais surface. Quelques jours plus tard, ce sont deux soldats qui manquent à l’appel après une nuit de garde passée à surveiller la frontière pakistano-afghane. Enlèvement, désertion, toutes les hypothèses plausibles sont évoquées. Si le capitaine Antarès Bonnassieu, commandant de cette horde de fantassins, y voit l’œuvre terroriste des talibans, les images satellites de la zone ne laissent pourtant aucun doute : les deux hommes ne sont jamais sortis de leur poste de surveillance. Mystérieuses évanescences. La troisième disparition ne laisse plus aucun doute quant à la nature fantastique – irrationnelle – des événements. Elle a eu lieu au détour d’un banal hors-champ alors que la caméra s’attarde à filmer William, un soldat parti uriner à l’extérieur de son poste de surveillance, laissant seul pendant quelques secondes son acolyte épuisé par une nuit de garde. Aucun « cut », donc aucune ellipse potentielle, ne vient briser la continuité spatio-temporelle du plan. Ou comment l’impossible devient possible. Bien qu’impensable. Et le mystère de se répéter une quatrième et ultime fois lorsque William, injustement mis aux arrêts après la disparition de son compagnon, gobe une boîte de somnifère et s’enferme à l’intérieur d’un des deux postes de surveillance dans le but de faire comprendre à tous ce que lui seul semble avoir jusqu’ici compris. Qu’elles soient animales ou humaines – volonté explicite de dépasser le simple discours anthropocentré –, ces disparitions semblent frapper les êtres pendant leur sommeil et échappent ainsi à toute perception consciente (du disparu comme des proches). La normalité diégétique de Ni le ciel ni la terre, le vivant dans son ensemble, est donc bien menacée par un « Monstre » sans visage en un lieu et dans des conditions précis : le fantastique est avéré.

Un fantastique occultiste

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Quid de la nature de cette « intrusion brutale du mystère dans le cadre de vie réelle » ? Todorov explique que le « fantastique, c’est cette hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel ». Mais y a-t-il ici véritablement hésitation ? Et ces événements ne sont-ils surnaturels qu’en apparence ? Rien n’est moins sûr car si Bonnassieu, garant de l’ordre rationnel du monde, tente de résoudre méthodiquement et scientifiquement le mystère de ces disparitions, il est très vite confronté aux limites des possibles de la connaissance humaine. Car comment peut-on sortir d’une pièce, dans laquelle on est seul, tout en laissant celle-ci verrouillée de l’intérieur ? Comment quitter un poste de surveillance sans être vus par des détecteurs de mouvements et des caméras thermiques ? Ou comment concilier une chose et son contraire et mettre à mal le principe logique de non-contradiction… Pour ne pas laisser la rationalité s’abolir dans l’affabulation d’une interprétation métaphysique et/ou ésotérique, Bonnassieu, logicien du réel, trouve des explications de fortune : les deux premiers fantassins disparus portaient des couvertures thermiques inhibant les rayonnements que peuvent déceler les caméras infra-rouge, et seul un endormissement (non-avoué car fautif) explique qu’un soldat n’ait pas assisté au rapt ou à la fuite de son congénère. La fragilité de ces hypothèses ne résiste pourtant pas à l’étrangeté renouvelée des disparitions et Bonnassieu finit par être le seul qui persiste à vouloir assigner une cause logique – obéissant aux lois physiques de la nature – à ce qui déborde le réel de toute part. Quand un jeune musulman lui explique que c’est Allah en personne qui est l’auteur de ces disparitions ou quand un de ses subordonnés, de façon quasi-similaire, explique que c’est le Créateur qui rappelle à lui chacune de ses créatures, ses certitudes s’ébranlent. S’agit-il d’une intervention divine ? Et si oui, quelle en est la motivation ? Nul ne le saura jamais car les voies de Dieu sont impénétrables et l’intelligence du film est de ne pas apporter d’explications définitives à ces mystères. Le fantastique ne se mue donc pas en étrangeté ou merveilleux selon la nature de l’explication, rationnelle ou irrationnelle, donnée in fine. La zone d’indétermination générique délimitant le territoire du fantastique n’est pas abolie mais entretenue dans la volonté de mettre en perspective le réel et ainsi d’ébranler la trop grande confiance que nous avons en nos connaissances. Résultat : le monde est rendu à sa virginité originelle et à son indépassable opacité.

Voir l’invisible, dire l’indicible…

affiche ni le ciel ni la terre[1]

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Ces quatre « enlèvements », qui ne sont d’ailleurs pas les seules puisque les Talibans en sont également victime (il n’est donc pas question, de façon simpliste, de critiquer la présence et l’intervention militaires françaises en Afghanistan), ont lieu en hors-champ. Un hors-champ en apparence relatif puisque couplé spatialement et temporellement à la zone visible – le champ – de l’espace filmique. Il ne s’agit pourtant pas ici d’une simple suggestion dont le caractère serait de produire et d’entretenir un mystère résoluble car la non-visibilité des disparitions ne saurait faire l’objet d’une quelconque perception ou intellectualisation. La relativité du hors-champ se mue donc en absoluité : l’Autre du voir et du savoir, l’Ailleurs du temps et de l’espace comme symptôme de l’Absence des morts et de l’Absolu divin. L’imperceptible pénètre et contamine le réel de toute part : camouflage (apparition soudaines des Talibans à proximité des militaires français), caméléonisme, couverture thermique sont autant de modalités sous laquelle la thématique de l’invisibilité se décline. Tout est pourtant toujours là, pris dans un rapport de proximité inquiétant, mais tout échappe à une potentielle appréhension sensorielle. La résonance bergsonienne paraît évidente : si appréhender, c’est-à-dire pour un centre d’indétermination percevoir consciemment, c’est soustraire de la chose perçue tout ce qui ne l’intéresse pas, l’appréhension d’une chose par un sujet percevant est donc toujours partiale et partielle. La perception humaine d’une chose (= appréhension), comparativement à la perception matérielle des choses en elles-mêmes (= préhension), est donc un appauvrissement de la chose elle-même. Ainsi, le monde, en tant qu’il est perçu par ces images spéciales que sont les centres d’indétermination humains, n’est qu’un monde. Et la connaissance que nous en avons n’est au final qu’une connaissance réduite et limitée à nos intérêts. Il y a donc ontologiquement un mystère du monde du fait même que nous percevons. Peu importe que ces perceptions soient « augmentées » technologiquement par le biais d’une caméra thermique, d’images satellites ou de jumelles nyctalopes, le réel est toujours plus. A l’image de ces soldats spectraux et fantomatiques visibles sur l’affiche du film, nous n’en saisissons qu’une trace infime. Et c’est bien là la force du cinéma de Clément Cogitore : donner à voir l’invisible pour dire l’indicible. Si le « voir », comme faculté, est porté à ses limites indépassées, le cinéma, comme dispositif de monstration et art des surfaces, est lui aussi poussé à exprimer les limites de ses possibles : filmer l’in-vu et sonder superficiellement les profondeurs du réel.

Yoann Hervey


Ni le ciel ni la terre de Clément Cogitore avec Jérémie Renier, Kévin Azaïs, Swann Arlaud, Marc Robert, Finnegan Oldfield, Clément Bresson, Sâm Mirhosseini. En salles depuis le 30 septembre 2015. Durée : 100 minutes.