Colloque « Ce que nous font les films »

Ce colloque porte sur la dimension performative du cinéma, c’est-à-dire sur les effets qu’ont les films sur la pratique des chercheurs, des cinéastes, des spectateurs. Comment un film peut-il modifier notre regard et notre écoute, susciter des discussions sur nos postures morales, influencer nos manières de faire et de penser le cinéma ? Cette dimension performative a été explorée par des créateurs aux démarches très différentes. Inspiré par la philosophie de Stanley Cavell, le cinéaste français Arnaud Desplechin affirme que « chacun d’entre nous, quand le monde nous semble fade, a besoin de […] voir un film pour, en sortant de la salle, croire au monde. […] Tout se passe comme s’il y avait une sorte de contrat ou de promesse dans la projection du monde au cinéma. La machine cinéma met en échec nos doutes, notre scepticisme[1] ». Le cinéaste québécois Gilles Groulx, lui, souhaite que l’expérience de ses films se prolonge dans la vie quotidienne et participe d’un mouvement de transformation individuel et collectif : « ce film est un suspense parce que son dénouement dépend de nous tous. […] Que chacun passe sa vie à s’occuper de sa vie, que chacun de nos films en soit un rappel. Un film, c’est la critique de la vie quotidienne[2] ». Le cinéaste américain John Cassavettes se réclame de Frank Capra quand il espère que les difficultés de ses personnages reflètent un « esprit démocratique » qui peut « transformer la vie des gens » en accompagnant l’individu « dans son affirmation face à la multitude[3] ». Ces effets témoignent de l’importance du cinéma et de son inscription dans un tissu de relations qui dépasse largement le lieu de la projection : les films nous habitent, ils influencent nos discussions et nos actions, ils nous hantent.

Cette étude des effets du cinéma peut tout d’abord s’effectuer à partir des notions de « perfectionnisme moral[4] », de « refiguration[5] », et de « technique de soi[6] ». En effet, Stanley Cavell questionne la possibilité des films à nous rendre meilleurs à travers l’exposition de petits conflits moraux[7], Paul Ricœur analyse le rôle prescriptif de la littérature, c’est-à-dire une « fonction de transformation à l’égard du sentir et de l’agir » du lecteur[8], et Michel Foucault décrit une esthétique non pas des œuvres mais de l’existence, des formes de subjectivation mettant en avant une capacité à utiliser certaines techniques pour une modification de soi-même et des autres.

En nous focalisant sur le cinéma, notre colloque cherche à interroger ces expériences de projection pour mettre en relation leurs dimensions éthique et esthétique en interrogeant la façon qu’ont les œuvres d’améliorer les perceptions et les actions de celui qui les reçoit. Pour cela, tout type d’approche est à considérer, en particulier la sociologie, l’esthétique, les sciences de l’information et de la communication. Par exemple, Guillaume Soulez a étudié le dialogue entre le film et le spectateur en analysant les discours filmiques sous l’angle de la rhétorique[9]. Cette « conversation publique[10] » fait partie de notre expérience du cinéma, elle influence notre appréciation, mais aussi notre façon de théoriser. Si nous devons faire confiance à nos propres expériences des films et leur accorder une place de choix dans nos cheminements intellectuels, quelle fonction donner à notre intuition ? Quels déplacements une telle posture nous permet-elle d’opérer ? Il s’agit par conséquent d’interroger nos manières de faire du cinéma et de la théorie du cinéma, de puiser dans nos ressources propres pour renouveler l’image du savoir, de la connaissance et de la pensée.

Ce colloque est l’occasion pour les chercheurs, les cinéastes, les spectateurs, d’une part, de réinvestir une posture singulière – proposée par Cavell – qui consiste, à partir de son expérience personnelle de spectateur, d’en questionner les effets : « si c’est un bon film, il devrait m’aider, si je veux bien me laisser faire, à apprendre à réfléchir au rapport que j’entretiens avec lui[11] ». D’autre part, si les études de la réception dans le champ des études cinématographiques postulent souvent une scission entre le spectateur et « l’expert » – qu’il soit chercheur, praticien ou cinéphile – nous voudrions délaisser ce clivage pour souligner l’expérience commune qu’est le visionnage d’un film. En ce sens, le « nous » de l’expression « ce que nous font les films » exprime et appelle un dialogue entre les chercheurs, les praticiens, les cinéphiles ; ce dialogue témoignant, nous l’espérons, de l’importance et de la place du cinéma dans nos vies académique, créative, ordinaire.

  • Le livret du colloque incluant le programme est disponible en téléchargement ici.
  • L’affiche de la journée d’étude est disponible ici.

[1] Stanley Cavell et Arnaud Desplechin, « Pourquoi les films comptent-ils ? », Esprit, n° 347 (8/9), août-septembre, 2008, p. 211.

[2] Jean-Pierre Bastien : « Gilles Groulx : le cinéma qui interroge » dans Rétrospective Gilles Groulx (Cinémathèque québécoise, 1978), p. 5.

[3] Gabriella Oldham (éd). John Cassavetes Interviews. 2016, University Press of Mississippi, pp. 70 et 100

[4] Sandra Laugier (éd), La Voix et la vertu. Variétés du perfectionnisme moral, Paris, Presses Universitaires de France, 2010. Et Cavell, Philosophie des salles obscures

[5] Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 194. Voir également Paul Ricœur, Temps et récit, t. 1, Paris, Seuil, 1983, p. 136 sq.

[6] Michel Foucault, « Les techniques de soi », dans Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001.

[7] Stanley Cavell, Le Cinéma nous rend-il meilleurs ?, textes rassemblés par Élise Domenach et traduits de l’américain par Christian Fournier et Élise Domenach, Montrouge, Bayard, 2010.

[8] Paul Ricœur, op. cit.

[9] Guillaume Soulez, Quand le film nous parle, Paris, PUF, 2015.

[10] Stanley Cavell et Arnaud Desplechin, art. cité, p. 210. « Parmi les œuvres d’art, seuls les films, en tant qu’objets ordinaires, suscitent une telle conversation entre nous ».

[11] Stanley Cavell, À la recherche du bonheur, Traduction de Christian Fournier et Sandra Laugier, Paris, Vrin, 2017, p. 125.